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J’ai connu Léo par la poésie

    Vera Feyder

    en Léo Matarasso, Seminario del 6 dicembre 2008, Cedetim, Parigi

    J’ai connu Léo par la poésie. C’était dans les années soixante-dix. Je faisais alors partie de l’Union des Ecrivains, issu des turbulences de mai 68, et je participais activement à la Commission Professionnelle, mise en place pour la défense du droit des auteurs à être reconnus comme travailleurs, et je venais d’obtenir, sur manuscrit, le Prix François Villon pour mon recueil «Pays l’absence». Il s’est trouvé qu’entre la correction des «épreuves» et l’édition définitive, l’éditeur s’était avisé (sans m’en informer) de modifier le titre, d’écrire un texte aberrant en quatrième de couverture, et plus grave encore d’en supprimer purement et simplement les dix dernières pages (lesquelles bouclaient le recueil, en rapport direct avec le texte liminaire). J’en ai donc parlé à des amis écrivains, dont principalement Bernard Pingaud, lequel m’a dirigée vers Léo, en m’affirmant qu’il n’y avait qu’une personne à Paris susceptible de prendre fait et cause pour défendre un écrivain (et n’importe quel créateur exploité ou floué dans ses œuvres) face aux agissements abusifs d’un éditeur.
    J’ai donc rencontré Léo à son cabinet, rue de Tournon, je lui ai exposé les faits, et en une heure d’entretien, tout est devenu miraculeusement simple, clair, évident, sur ce qu’il convenait de faire, et c’est ensemble que nous avons rédigé la lettre à l’éditeur, lequel a été obligé de retirer de la vente l’édition falsifiée, d’en assurer une autre, rétablissant le texte dans son intégralité, et tel qu’il avait reçu le «Prix François Villon» décerné par un jury.
    De ce jour, une grande aventure d’amitié a commencé. Non seulement Léo était alors l’avocat reconnu des grandes causes, (et des petites à l’occasion) mais c’était un homme de culture, une culture rare dans sa profession, une culture acquise par une curiosité précoce et naturelle à l’égard de tout ce qui se bat en ce monde pour faire éclater sa vérité, et les artistes ― dans leur combat singulier et solitaire ― les tout premiers, mais une culture due aussi à sa fréquentation des poètes, tels que Joë Bousquet (rencontré pendant ses années de résistance), Paul Eluard et Henri Michaux (entre autres): et il suffisait, pour s’en convaincre, d’explorer sa bibliothèque, ce qu’en vingt ans j’ai eu tout le loisir de faire.
    Léo, à l’époque où je l’ai rencontré, projetait depuis longtemps d’écrire un livre où il raconterait sa vie de militant ― du parti, des Droits de l’homme, Tribunal Russell, Tribunal des Peuples ― ses actions au sein de la résistance, non pour s’en glorifier, mais seulement pour en témoigner, ainsi que ses interventions dans les procès d’Alger (on connaît son rôle joué auprès d’Henri Alleg, et comment il fut, défiant tous les risques d’une telle entreprise, le passeur, patient, discret, obstiné de «La question» jusqu’à sa parution chez Jérôme Lindon, aux Editions de Minuit) ; ce livre, qu’il voulait intituler «Liberté Egalité Fraternité», il m’en a parlé longuement, et il me paraissait que tout était très clair dans sa tête. Il l’était en effet, mais l’écrire était aussi un autre affaire, et comme il avait l’habitude de dicter son courrier, d’improviser ses plaidoiries (mûrement pensées et préparées) je lui ai proposé qu’il procède de même avec ce livre: il dicterait son texte, je le transcrirais à la machine, et il n’aurait plus eu après qu’à le relire et le corriger à son gré. Nous étions convenus d’y travailler les week-end quand le Cabinet était tranquille, et nous l’avons tenté plusieurs dimanches de suite…mais sans résultat satisfaisant pour lui. Les mots, relus sur papier, lui paraissaient effroyablement convenus, d’une grande banalité, et peut-être même périmés à voir la marche des événements, et l’éclairage qu’avec le temps on en avait.
    Bref, essais peu concluants de ces week-end laborieux qui finissaient presque tous en fou-rires, et… au restaurant. Je l’ai regretté, et beaucoup de ses amis aussi, mais pas lui. Il me disait: «Je suis un homme du présent, de la parole présente, pas du passé. Je n’ai pas de nostalgie, et c’est la nostalgie qui fait qu’on se retourne et qu’on regarde en arrière les chemins parcourus». Et c’était vrai, aussi bien la parole volatile (mais efficace) des plaidoiries que celle éphémère des repas, où sa générosité d’hôte n’avait d’égale que cette parole profuse, généreuse où le moindre détail avait sa note juste, son pittoresque, et sa part égale d’humanité.
    Ce que je peux ajouter aujourd’hui, puisque c’est pour lui que nous sommes réunis aujourd’hui, dix ans après sa mort, c’est que l’empreinte qu’il a laissée en chacun de nous, est indélébile. Et le temps jouant, comme à l’ordinaire, son rôle de révélateur (à retardement souvent!) nous le rend plus présent encore. Et à voir la folie du monde comme il va, les tragédies, les exactions, les forfaits se perpétuant et allant croissant, on peut peut-être se réjouir qu’il ne soit plus là pour les voir, ni mesurer surtout son impuissance ― qui est la nôtre ― à les combattre: constat qui n’aurait pu que le désespérer. Mais, ce que je voudrais dire, pour terminer, c’est que Léo appartient à cette race d’homme dont la disparition laisse un grand trou vide, et que ce trou non seulement ne se comble pas, mais va au contraire s’élargissant. Léo est quelqu’un qui manque terriblement dans le paysage humain parce qu’il était une sorte de lumière, pas pour lui-même, car il avait un fond de tristesse bien caché, inavoué, mais qui affleurait quelquefois dans ses silences, quand la parole justement se retirait en lui-même, mais lumière pour les autres. Et tous ceux qui l’ont approché l’ont reçue, cette lumière.
    Et la mort de Léo c’était cela aussi: une lumière qui s’éteint. Et où tout nous devient plus obscur, plus incertain la voie à suivre, et qu’il savait si bien ouvrir pour nous, plus froid, et surtout plus fragiles nos certitudes, rattachées à la sienne, qu’un jour viendrait où les armes et les larmes ne seraient plus à l’ordre permanent et furieux du jour, et qu’il n’était pas, en ce monde, et sur quelque front, si petit soit-il, de vain combat qui ne puisse, un temps, les arrêter.

    Feyder, Vera

    en:

    <strong>Léo Matarasso,
    Seminario del 6 dicembre 2008, Cedetim, Parigi
    Milano, maggio 2009</strong>

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