Léo Matarasso
en Un tribunal pour les peuples, Paris, 1983
Discours prononcé à la soirée d’hommage à Lelio Basso à la Sorbonne, le 20 février 1979
J’ai connu Lelio Basso en novembre 1966, à Londres, lors de la réunion constitutive du tribunal Russell sur les crimes de guerre américains au Viêt-Nam. Il était l’une des personnalités internationales ayant répondu favorablement à l’appel de Bertrand Russell (comme Jean-Paul Sartre et Laurent Schwartz) pour se constituer en tribunal devant juger de ces crimes.
Je le revois encore tel qu’il m’apparut ce jour-là avec ses yeux de malice et sa barbiche, alors poivre et sel, qui le faisait ressembler à un combattant garibaldien. Il était assis en face de moi, Sartre et Isaac Deutscher, se penchant de temps en temps vers l’un ou l’autre et les faisant sourire par quelques bons mots. Très vite, Lelio Basso m’apparut non seulement comme un homme d’une prodigieuse et d’une grande perspicacité d’analyse, mais aussi comme ayant un sens étonnant de l’humour, qu’il ne perdait même dans les circonstances les plus tragiques.
J’avais été chargé de préparer les structures juridiques du tribunal. Je venais à Londres avec un projet de charte du tribunal. Certes trouvèrent mon texte un peu trop «légaliste», mais Lelio intervint aussitôt pour me soutenir et, après des débats assez brefs, mon projet était adopté avec quelques modifications de détail.
Depuis ce jour, il s’est instauré, entre Lelio Basso et moi, une amitié qui n’a cessé de se renforcer au cours de nos multiples rencontres à travers le monde, comme dans la fameuse bibliothèque de sa belle maison de la via Dogana Vecchia à Rome. Notre dernière rencontre fut à Paris, huit jours avant sa mort. Il était venu ici pour la journée sur l’Erythrée. Nous nous y sommes rencontrés. Claude Bourdet était là, Edmond Jouve aussi. Nous avons passé l’après-midi chez Edmond Jouve, chez qui devait être tourné le film que vous allez voir tout à l’heure. Nous nous sommes séparés en nous donnant rendez-vous pour le samedi suivant, 16 décembre 1978 à Rome. En effet, un comité présidé par notre ami François Rigaux avait organisé, à l’occasion de son soixante-quinzième anniversaire, un hommage à Lelio Basso au Capitole à Rome. L’hommage a eu lieu comme prévu, mais sans Lelio Basso, mort le matin même. La veille, il avait eu un léger malaise au Sénat. On l’avait mis en observation à l’hôpital. Il s’est endormi en ayant à la main le premier exemplaire sorti des presses du gros livre de Mélanges publié en son honneur. Il ne s’est pas réveillé. Quelques jours plus tard, le jour de Noël, il aurait eu soixante-quinze ans. En effet il est né, quelque part en Ligurie, le jour de Noël 1903. Il a fait des études de droit et de philosophie à l’Université de Milan. En 1921, il n’avait pas encore dix-huit ans, il donne son adhésion au parti socialiste italien. Mais ce sont bientôt les années noires du fascisme. En 1928, jeune avocat, il est déporté pour trois ans, au confino, dans un de ces îlots de la Méditerranée, véritables bagnes où Mussolini expédiait ses adversaires politiques. A son retour de déportation, il reprend la lutte clandestine, fonde ensuite le mouvement dit d’«Unité populaire», écrit dans la presse clandestine, le plus souvent sous le pseudonyme de Spartacus et se trouve à la Libération l’un des dirigeants de l’insurrection milanaise.
Il réintègre le parti socialiste et en sera le secrétaire général de la fin de 1947 au début de 1949. Il cède alors sa place à Pietro Nenni. Mais lorsque, quelques années plus tard, le parti socialiste italien pratiquera l’ouverture dite de «centre gauche», il le quittera pour fonder un nouveau parti, le PSIUP, une sorte de PSU italien. Il abandonnera celui-ci en 1968 et restera, depuis cette date jusqu’à sa mort, un socialiste indépendant.
Il a fait partie du Parlement italien, sans interruption depuis l’Assemblée constituante de la République, tantôt comme député, tantôt comme sénateur. Il a été l’un des pères de la constitution de la République italienne et l’auteur du fameux article 3 qui énonce:
Il appartient à la République d’écarter les obstacles d’ordre économique et social qui, limitant en fait la liberté et l’égalité des citoyens, empêchent le plein développement de la personne humaine et la participation effective des travailleurs à l’organisation politique, économique et sociale du pays.
En même temps qu’il menait cette intense activité politique italienne, il orientait sa ,pensée et son action dans deux autres directions. Sur le plan doctrinal, il apparaissait très vite comme un important théoricien du socialisme et, sur le plan international, il devenait un ardent defenseur de la cause des peuples.
Comme théoricien socialiste et marxiste, il a publié de nombreux ouvrages et des centaines d’articles, notamment dans la Revue internationale du socialisme qu’il a fondée et dirigée de 1964 à 1968. La mort l’a surpris alors qu’il mettait la dernière main à un ouvrage fondamental contenant l’essentiel de sa pensée sur le marxisme et ses suites, ouvrage devant paraître en Allemagne. Il faut espérer, bien que le dernier chapitre soit resté inachevé, que le livre verra le jour, car il s’agit d’une œuvre capitale pour la compréhension de notre temps1.
Il s’était constitué une extraordinaire bibliothèque consacrée surtout à l’histoire révolutionnaire, de la Révolution française aux révolutions des XIX et XX siècles. Je me suis laissé dire qu’il avait la plus importante collection d’ouvrages et de documents originaux sur la Révolution française existant hors de France. Il a laissé toutes ses archives concernant l’histoire révolutionnaire et le socialisme à une fondation qui porte son nom et celui de sa femme Lisli, l’ISSOCO, Institut pour l’étude des sociétés contemporaines, qui doit être rattaché à l’université de Rome.
Enfin Lelio Basso s’est passionné, dès la fin de la guerre, pour la cause de la libération des peuples. Ce fut d’abord vers les peuples des anciennes colonies italiennes qu’il fut attiré: Libye, Somalie, Erythrée. Ensuite, lors de nos combats, ici, pour le Viet-Nam et l’Algérie, il fut constamment à nos côtés. C’est avec enthousiasme qu’il répondit à l’appel de Bertrand Russell pour le Tribunal sur les crimes de guerre américains au Viet-Nam. Il fut désigné d’ailleurs, lors des deux sessions de ce tribunal, à Stockholm d’abord, à Copenhague ensuite, pour faire le rapport récapitulatif final précédant la délibération et la décision. Ces deux rapports restent des modèles du genre.
Le tribunal Russell sur le Viêt-Nam se sépara en décidant qu’il ne traiterait d’aucun autre sujet tant que durerait la guerre au Viet-Nam. Quelques années plus tard, alors que cette guerre était terminée, Lelio Basso, invité à Santiago du Chili par le président Allende, y rencontra des réfugiés brésiliens de toutes tendances qui le supplièrent d’organiser un tribunal Russell sur le Brésil. Il obtint alors de la Fondation Russell l’autorisation de donner ce nom à ce nouveau tribunal qui, après l’avènement de la dictature de Pinochet au Chili, devait devenir le tribunal Russell II sur l’Amérique latine.
A l’issue de la troisième et dernière session de ce tribunal, dont le retentissement fut très grand, surtout en Amérique latine, Lelio Basso estima qu’on ne pouvait laisser un tel travail sans lendemain. Il créa alors, simultanément, la Fondation pour le droit et la libération des peuples et la Ligue internationale pour les droits et la libération des peuples. Vous avez remarqué une légère différence dans l’appellation. Elle souligne la différence entre les deux entreprises. La Fondation a essentiellement un objet d’étude et de recherche; la Ligue est, elle, une organisation militante.
Peu après sa création, la Fondation a convoqué une conférence internationale à Alger qui, le 4 juillet 1976, jour du 200e anniversaire de la Déclaration d’indépendance américaine, proclame la Déclaration universelle des droits des peuples. Bien qu’il s’agisse d’une initiative privée et bien que la notion de «droits des peuples» se trouvait déjà éparse dans un certain nombre d’instruments internationaux, cette tentative est la première à formuler, dans un document unique, les droits des peuples. On peut dire maintenant qu’entre la Déclaration universelle des droits de l’homme et la Charte des Nations unies, charte des relations entre Etats, la Déclaration universelle des droits des peuples constitue un document que de nombreux juristes internationaux considèrent comme un document fondamental.
A la fin de sa vie, Lelio Basso était en train de mettre sur pied une œuvre encore plus ambitieuse que les précédentes. Il a imaginé la création d’un tribunal permanent des peuples. Il s’agit, bien sûr, d’un tribunal d’opinion publique, sans aucun caractère officiel ni aucun pouvoir de sanction, mais il a la prétention de travailler avec plus de rigueur et de sérieux que n’importe quel tribunal officiel.
Je sais que la cause des peuples provoque en ce moment beaucoup de scepticisme. En raison de déceptions récentes, beaucoup en sont venus à se demander à quoi sert de se battre pour la libération des peuples, si cela ne conduit qu’à substituer un pouvoir à un autre pouvoir, une oppression à une autre oppression. Seul vaudrait la peine, disent certains, de combattre pour la cause des droits de l’homme, comme s’il y avait une opposition entre les droits de l’homme et les droits des peuples, comme si l’homme était une entité abstraite, vivant en dehors d’un peuple, hors du temps et de l’espace, hors de l’histoire, comme si on devait subordonner le soutien que l’on donne à un peuple en lutte pour sa libération à la garantie que, une fois libéré, il respectera les droits de l’homme. Le respect des droits de l’homme passe par le respect du droit des peuples. Ceux-ci sont la condition nécessaire, mais malheureusement non suffisante, de ceux-là.
Ceux d’entre nous qui ont connu la Résistance contre l’occupation nazie savent fort bien que la libération du peuple français était la condition indispensable à la restauration des droits de l’homme en France.
Louis Joinet, avec sa grande expérience internationale, vous parlera mieux que je ne saurais le faire de ce problème des relations entre les droits de l’homme et les droits des peuples. Qu’il me soit seulement permis de rappeler l’article 7 de notre Déclaration universelle des droits des peuples :
Tout peuple a droit à un régime démocratique représentant l’ensemble des citoyens, sans distinction de race, de sexe, de croyance ou de couleur et capable d’assurer le respect effectif des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous.
Lelio Basso n’a jamais admis cette contradiction que certains veulent voir entre les droits de l’homme et les droits des peuples. Il s’est battu toute sa vie pour une société d’hommes libres et égaux au sein d’un monde de peuples libres et égaux.
1 L’ouvrage en question a été publié en Italie sous le titre Socialismo e Rivoluzione, Feltrinelli editore, Milano, 1980.
Matarasso, Léoen:
Un tribunal pour les peuples (dir. Edmond Jouve)
Paris, Berger-Levrault, 1983