Massimo Omiccioli
en Peuples/Popoli/Peoples/Pueblos, n. 2 (septembre 1983)
Il convient de commencer par une observation banale. Les pays en développement ont vu leur dette extérieure s’accumuler parce qu’ils ont surtout reçu des flux financiers générateurs de dette au cours des 10 à 15 dernières années. Si l’on tient compte du fait que ni les dons ni les investissements directs n’ont cet effet, le tableau que nous présentons montre qu’au début des années 1960, la part des flux financiers créateurs de dette n’était que de 35 % du total, au tournant des années 1960 et 1970, elle est passée à 55 %, et a atteint près de 70 % en 1978-80.
Parmi ces flux, le poids de ceux dont les conditions sont plus onéreuses a d’ailleurs fortement augmenté. Regardez à nouveau le tableau, en gardant à l’esprit les chiffres suivants : au cours de la période 1972-82, le taux d’intérêt moyen des prêts relevant de la catégorie “aide publique au développement” était de 2,3 % et celui des crédits à l’exportation privés de 7,5 % ; le taux d’intérêt des prêts du portefeuille privé (essentiellement des prêts bancaires), en revanche, était supérieur à 10 %.
L’ÉVOLUTION DE LA STRUCTURE DES FLUX NETS DE RESSOURCES FINANCIÈRES EN PROVENANCE DES PAYS CAD DE 1960/62 À 1978/80. (pourcentages)
Source: Oecd/Dac, Development Cooperation.
Les conséquences ne sont pas négligeables. Si la composition de la dette extérieure des pays en développement avait été la même en 1979-82 qu’en 1971, ils auraient payé un quart de moins d’intérêts qu’ils ne l’ont fait en réalité, et la croissance de la dette aurait été inférieure d’un sixième à ce qu’elle a été pendant la période en question. Si l’on veut expliquer les causes de l’endettement extérieur des pays en développement, il faut donc d’abord essayer d’expliquer les raisons de ces deux phénomènes :
(a) la réduction de la part des flux financiers d’origine publique ;
(b) la modification de la composition des flux d’origine privée.
Commençons par le deuxième phénomène. Entre 1969-71 et 1978-80, au sein des flux privés, le poids des investissements directs a été divisé par quatre, tandis que la part des prêts de portefeuille a presque quadruplé. Quelles sont les causes de ce changement ? Et encore : s’agit-il d’un changement de forme ou de fond ? Peut-on supposer que les prêts bancaires ont remplacé les investissements directs et les crédits à l’exportation, tout en continuant à remplir (à certains égards essentiels) la même fonction économique ? De nombreux éléments, à mon avis, rendent crédible une réponse affirmative.
2. – Dans les pays en développement, l’accession à l’indépendance politique, puis l’aspiration à l’indépendance économique ont profondément modifié le “climat” économique et politique pour les entreprises étrangères. Entre 1956 et 1972, près d’un cinquième des investissements directs dans le tiers monde ont été nationalisés et, au cours des quatre années suivantes, au moins 220 autres actions de “désinvestissement forcé” ont été menées. Les entreprises à participation étrangère totale étaient beaucoup plus exposées au risque, notamment par rapport aux coentreprises dans lesquelles la participation étrangère était minoritaire.
Les gouvernements du tiers monde ont eu recours à toute une série d’autres mesures législatives et administratives pour tenter d’accroître le contrôle sur les activités des entreprises étrangères et d’augmenter les avantages économiques pour le pays d’accueil : du durcissement de la fiscalité aux restrictions sur le rapatriement des capitaux et des bénéfices, de l’imposition d’une participation locale à la gestion des entreprises à l’obligation d’exporter un certain pourcentage de la production à l’étranger.
La réponse des multinationales à cette situation de risque accru et de liberté d’action réduite a consisté à remplacer progressivement les investissements directs traditionnels par de “nouvelles formes d’investissement”. Ces derniers se caractérisent, selon la définition même de l’OCDE, par un affaiblissement de l’engagement financier de l’investisseur-entrepreneur étranger et par un renforcement simultané des obligations contractuelles de sa contrepartie. En fait, l’investissement direct traditionnel consistait en un “paquet” unique contenant des ressources financières, des technologies, des compétences de gestion, l’accès ou le contrôle de marchés de vente, etc. Le “paquet” en question était maintenu par le contrôle total que l’investisseur étranger exerçait sur lui par le biais de sa participation (totale ou majoritaire) au capital de la société. Mais nous avons vu que c’est précisément cette caractéristique qui s’est avérée, dans les nouvelles conditions internationales, être son élément fondamental de faiblesse et de vulnérabilité.
Les “nouvelles formes d’investissement” représentent la décomposition du “paquet” initial en ses éléments constitutifs. La source du pouvoir et des bénéfices des multinationales ne sera plus la propriété du capital des entreprises, mais les ressources qu’elles détiennent dans les domaines de la technologie, de la gestion et du contrôle des marchés de vente : des ressources qu’elles auront tendance à exploiter sur une base contractuelle. Les ressources financières (qui ne sont aujourd’hui que très peu fournies par l’entreprise étrangère) devront au contraire être trouvées sur les marchés financiers internationaux par le partenaire local.
Les différences sont considérables. En effet, les investissements directs constituent des ressources financières qui, dans la pratique, n’arrivent jamais à échéance, alors que les prêts bancaires ont généralement des échéances comprises entre 4 et 10 ans ; le coût des investissements directs (sous forme de transferts à l’étranger de bénéfices et de dividendes) est fonction du succès commercial de l’entreprise financée, alors que non seulement dans le cas des intérêts sur les prêts, mais aussi des honoraires pour les contrats de technologie, de gestion ou de commercialisation, il s’agit de coûts fixes. Le changement décrit a donc entraîné des rigidités financières considérables pour les pays en développement.
De cette manière, les entreprises étrangères minimisent non seulement leurs propres risques politiques, mais se déchargent également des risques commerciaux sur les pays en développement : comme elles n’ont qu’un intérêt financier marginal dans les nouvelles entreprises, elles les utilisent comme amortisseurs cycliques. Ils sont les premiers à souffrir d’une baisse de la demande et les derniers à bénéficier de sa croissance. Tout cela se passe, comme nous l’avons déjà dit, sans que les entreprises étrangères ne voient leurs prérogatives sensiblement diminuées, que ce soit en termes de contrôle effectif des activités de l’entreprise ou en termes de revenus financiers.
3. – On pourrait penser, à ce stade, que le changement décrit a simplement déplacé les risques des épaules des entreprises multinationales vers celles des banques de financement. Non, ou du moins, pas jusqu’à présent. Par rapport aux vagues répétées de nationalisations de l’après-guerre, il n’y a eu que deux déclarations officielles de défaillance sur des prêts bancaires internationaux (et toutes deux dans des occasions extrêmement particulières) : le cas de Cuba en 1962 et celui de l’Iran en 1979 (en rapport avec la crise des otages américains). Les mêmes pays qui ont largement utilisé l’arme des nationalisations et des expropriations, ont ensuite toujours scrupuleusement honoré leurs dettes bancaires internationales (même celles léguées par les régimes précédents). Cela est dû au fait que les nationalisations (même lorsqu’elles concernent des entreprises à capitaux étrangers) sont généralement considérées comme des mesures de politique économique intérieure, alors que le refus d’honorer les dettes étrangères est considéré comme une violation des engagements internationaux d’un pays et entraîne le blocage de toute possibilité future de recevoir des crédits. Il est vrai, d’autre part, que de nombreuses situations d’insolvabilité de facto (cas de “défaut technique”) se sont produites, mais les conditions dans lesquelles les opérations de refinancement de la dette ont lieu à ces occasions ont toujours été avantageuses pour les banques internationales. (Les transactions qui ont eu lieu ces derniers mois ne sont en aucun cas une exception à cet égard).
Dans cette période d’après-guerre, il n’y a eu, à ma connaissance, qu’un seul cas de répudiation de la dette extérieure : celui du Ghana en 1972, mais portant – sans surprise – sur des crédits à l’exportation. En particulier, une dette de 35 millions de livres envers quatre sociétés britanniques a été répudiée sur la base d’allégations de pratiques de corruption. La mesure en question a été retirée par la suite, mais elle a constitué un moyen de pression efficace pour le gouvernement de l’ancienne colonie britannique à la table des négociations où sa dette extérieure a été renégociée.
Le cas du Ghana suggère certaines raisons valables qui ont pu entraîner le remplacement des crédits à l’exportation par des prêts bancaires, raisons qui peuvent généralement être attribuées à la plus grande “défendabilité” de ces derniers par rapport aux premiers. Deux choses sont à retenir à cet égard :
1) Seuls les crédits à l’exportation couverts par des garanties publiques (qui s’accompagnent généralement de diverses formes de bonifications d’intérêts) sont enregistrés dans les statistiques officielles, tandis que les autres sont comptabilisés comme des prêts de portefeuille ;
2) Les crédits à l’exportation peuvent être accordés soit par l’entreprise exportatrice, qui se finance à son tour auprès d’une banque (crédits fournisseurs), soit directement par la banque (crédits acheteurs).
Dans le cas des “crédits fournisseurs” (forme typique des crédits à l’exportation dans les années 60), les créanciers sont donc constitués d’un vaste conglomérat d’entreprises exportatrices, dont la spécialité n’est évidemment pas d’évaluer la solvabilité des différents débiteurs ni d’exercer une surveillance et une pression sur eux collectivement pour défendre leurs créances. Le simple fait qu’ils apparaissent dans l’échange avec un double rôle, et donc aussi avec un double intérêt, les rend plus vulnérables : il est plus facile de répudier une dette en contestant simplement le vendeur, comme l’illustre le cas du Ghana. C’est précisément pour ces raisons qu’il est pratiquement indispensable que les crédits en question soient garantis par le gouvernement du pays exportateur, même si cela entraîne des complications politiques et diplomatiques “désagréables” en cas de défaillance du pays débiteur.
Afin d’obtenir une description réaliste des avantages dont bénéficient les banques dans ce domaine, il suffit de revenir, point par point, sur les remarques qui ont été faites à propos des “crédits fournisseurs”. En bref, “les banques ont pris une part plus importante des flux privés parce que les banques étaient mieux équipées pour collecter les crédits” (1). Cela ne signifie pas que, dans une large mesure, il ne s’agit toujours pas de crédits à l’exportation, puisque les banques, de par leur nature même, peuvent plus facilement se passer de garanties gouvernementales, ce qui entraîne, comme nous l’avons vu, une diminution des crédits à l’exportation officiellement enregistrés.
4. – Il resterait à expliquer, enfin, quelles sont les causes du déclin relatif des flux publics par rapport aux flux privés. Mais ce n’est rien d’autre, à mon avis, que la traduction, dans le domaine des relations financières avec le tiers monde, de ce déclin général de l’intervention publique dans l’économie qui, dans les gouvernements Thatcher et Reagan, célèbre aujourd’hui ses gloires idéologiques. Les causes sous-jacentes des deux phénomènes doivent être recherchées dans le même ensemble de raisons économiques, politiques et culturelles. Seuls deux aspects méritent d’être soulignés ici : la concurrence mutuelle entre les différents pays industriels et les effets de la défaite américaine au Vietnam. La part des États-Unis dans le total des flux financiers vers les pays en développement est passée d’une moyenne de 50 % en 1957-59 à 39 % en 1968-70. Les Etats-Unis ont maintenu leurs positions en matière d’aide économique et d’investissements directs, mais à la fin de 1970, leur part du stock de crédits à l’exportation des pays industriels représentait moins d’un sixième du total. Les États-Unis étaient perdants dans un domaine décisif pour le maintien de la grande industrie d’exportation de biens d’équipement. La guerre au Viêt Nam, en revanche, n’a pas seulement représenté un lourd fardeau pour le budget du gouvernement américain et l’ensemble de l’économie, mais la défaite subie a porté un coup décisif au prestige national et international du gouvernement. Ses prétentions à décider des affaires intérieures et mondiales du pays ne pouvaient plus être soutenues. Les intérêts privés ont eu la parole : le “Big Business” a pris sa revanche. “Ce n’est qu’en acceptant les “lois” du marché et en y subordonnant leur politique économique que les États-Unis ont pu réaffirmer leur hégémonie sur l’Europe et l’étendre davantage sur le reste du monde. En fait, avec la dévaluation officielle du dollar par rapport à l’or en 1971, l’inauguration du système de taux de change flexible et le retrait des troupes du Viêt Nam, les États-Unis se sont libérés des entraves de l’impérialisme formel, qui avait fini par user leur suprématie militaire et financière, pour exercer leur hégémonie par le biais des forces du marché.”(2)- La hausse des prix du pétrole (implicitement soutenue par les USA par une augmentation spectaculaire de leurs propres importations de pétrole brut) et le recyclage ultérieur des excédents pétroliers ont constitué deux étapes clés de ce processus : les banques américaines contrôlaient près de 40% des prêts bancaires internationaux (et plus de la moitié des prêts aux pays en développement). Le soutien aux gouvernements des pays “amis” ne sera plus non plus une charge pour le budget fédéral. Parmi les pays les plus endettés figurent en fait toutes les grandes dictatures militaires pro-américaines : Brésil, Corée du Sud, Argentine, Chili, Indonésie, Turquie, Philippines, Taïwan, Thaïlande.
5. – Essayons de tirer les ficelles de notre argumentaire. De nombreux pays en développement ont appris à leurs dépens que les nationalisations seules ne mettent pas fin au contrôle étranger. Le système financier international, la technologie et le commerce sont le nouveau terrain sur lequel se joue le jeu de l’indépendance économique des pays en développement. En particulier, le mode de fonctionnement du système financier international est désormais une question centrale pour l’avenir économique des pays en développement et des pays industrialisés. Au cours de la dernière décennie, le pouvoir de chantage des institutions financières privées s’est énormément accru, et a constitué l’un des principaux obstacles à toute politique de relance économique dans les pays industrialisés (comme l’a montré l’expérience récente de la France de Mitterrand). La stagnation économique des pays industrialisés a entraîné des déficits croissants dans les balances des paiements des pays du tiers monde, que les banques privées ont choisi de financer uniquement en raison des taux d’intérêt élevés qu’elles pouvaient imposer et de l’énorme pouvoir de négociation qu’elles pouvaient exercer.
Les marchés des pays en développement ont ainsi compensé la faible croissance (et, certaines années, la chute pure et simple) des marchés intérieurs des pays industriels, au prix, toutefois, d’une croissance extraordinaire de leur endettement. De par sa nature même, un tel processus ne pouvait pas durer indéfiniment. La montée en flèche des taux d’intérêt américains lui a donné le coup de grâce. Le résultat est que les pays du tiers monde sont aujourd’hui étranglés par les coûts d’emprunt. Au Brésil, le plus grand débiteur du monde, le revenu par habitant (ce concept étrange) a chuté de 12 % au cours des trois dernières années. Dans la seule ville de São Paulo, 400 000 travailleurs industriels ont perdu leur emploi au cours des deux dernières années, ramenant le nombre total d’employés au niveau d’il y a dix ans. Et les programmes d'”ajustement” économique que le FMI veut maintenant imposer au Brésil, comme à tous les autres débiteurs en crise, visent à un nouveau retournement de situation : réduction des importations, des dépenses publiques et indexation des salaires (lorsque les taux d’inflation dans les principaux pays d’Amérique du Sud atteignent 100 ou 200% par an). Les recettes du FMI, outre les terribles conséquences intérieures qu’elles entraînent dans les pays débiteurs, donnent une forte impulsion déflationniste à l’économie mondiale, rendant la sortie de la crise actuelle encore plus improbable. Une réduction drastique du pouvoir des institutions financières privées ainsi que le renforcement des institutions officielles sur la base d’une répudiation de leur philosophie actuelle sont absolument essentiels pour permettre la mise en œuvre et le succès des politiques de relance et de développement économiques. En 1944, dans son appel à la session de clôture de la conférence de Bretton Woods, le secrétaire américain au Trésor de l’époque, M. Morgenthau, a déclaré que l’objectif était de “chasser … les usuriers du temple de la finance internationale”. Quarante ans plus tard, il est grand temps pour toutes les forces de progrès de se réapproprier ce vieux slogan et de le placer clairement au centre de leurs programmes pour un nouveau développement de l’économie mondiale.
Notes:
1 D. Gisselquist, The political economics of international bank lending, Praeger, New York 1981, p. 173.
2 G. Arrighi, The Geometry of Imperialism, Feltrinelli, Milan 1978, p. 85 (la version anglaise a été publiée par New Left Books, Londres).
en: Peuples/Popoli/Peoples/Pueblos, n. 2 (septembre 1983)