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Travailleurs migrants et pays d’accueil

    André Jacques

    en Peuples/Popoli/Peoples/Pueblos n. 3 (Février 1984)

    Plus de dix millions de réfugiés politiques dans le monde, accueillis pour la plupart dans les continents ou le pays les plus pauvres, plus de cinquante millions de migrants économiques.
    Une même base sous-tend ces réalités, une même profonde motivation: ils fuient pour sauver leur vie, pour échapper à toute forme de mort, personnelle ou familiale, économique ou politique, dans une volonté de survie, avec l’espoir de trouver ailleurs refuge, protection, vie décente, travail, dignité, bref une vie supportable.
    Hélas cet ailleurs est rarement à la hauteur des espoirs placés en lui: les pays d’accueil ont leurs exigences, leurs problèmes et en temps de crise les populations vont s’affronter et les mouvements de refus, de xénophobie ou de racisme se nourrissent de griefs qui ne sont pas tous dus à l’imagination.
    Certains ont du mal à croire que la persécution ou la pauvreté des autres étaient réellement insupportables: le réfugié qui pourtant bénéficie d’une certaine compassion est d’autant moins bien perçu que son idéologie ou sa position politique ne conforte pas l’opinion dominante du pays d’accueil; le migrant économique n’est accepté que s’il comprend bien qu’il doit rester l’étranger dont on attend le travail et rien de plus. Mais comme il a été dit: on espérait des travailleurs, on a affaire à des êtres humains, et c’est moins simple.
    Dans le cadre de cette situation, nous sommes assaillis d’une foule de questions d’ordre humain et politique qui sont autant de défis: accueillir des persécutés trouve-t-il sa limite dans la maintenance de notre confort ou de notre niveau de vie? Accueillir des réfugiés politiques peut-il se faire à travers le tamis des critères idéologiques ou politiques? Fuir un régime d’oppression économique entraîne-t-il un soupçon impardonnable de “migration économique”? A-t-on le droit de transformer impunément des travailleurs en esclaves modernes que l’on utilise quand on en a besoin et que l’on rejette quand ils ne sont plus utiles? A-t-on le droit de pousser l’hypocrisie ou le cynisme jusqu’à employer, à cause de la nécessité, des migrants à qui le pays refuse, par politique intérieure, la sécurité d’un statut légal? Allons plus avant dans ces questions insidieuses mais inévitables: pouvons-nous accepter de limiter les droits humains fondamentaux à la frontière de la vie nationale et de faire triompher sans discussion les prérogatives de la souveraineté des Etats sur les droits universels, pourtant reconnus par les mêmes Etats? Parviendrait-on à se cacher que nombre d’exilés sont venus de pays pauvres qui font notre richesse, et que ces migrants sont attirés par ce niveau de vie que nous leur devons en partie et que nous défendons jalousement?
    Attendons-nous que l’étranger nous soit agréable ou utile pour l’accueillir? Et continuerons-nous à faire se survivre une charité quelque peu méprisante là où est appelée la justice?
    Bertolt Brecht, en conclusion de “l’Exception et la Règle” écrit avec force “Sous le familier, découvrez l’insolite, sous le quotidien, décelez l’inexplicable. Puisse toute chose dite habituelle vous inquiéter. Dans la règle découvrez l’abus, et partout où l’abus s’est montré, trouvez le remède”.
    En bien des pays l’importance numérique des étrangers explique en partie la formation des phénomènes de rejet. En Suisse 22% de la population active est étrangère avec quelques fortes concentrations; en France, en RFA ou en Grande Bretagne, ce sont des millions d’étrangers qui sont installés avec leur famille et déjà font souche sur le territoire d’accueil. Mais des enfants de Maghrébins peuvent être français par exemple, ils n’en restent pas moins basanés et différents.
    Les griefs ont des raisons de nature économique: les étrangers (réfugiés aussi bien que travailleurs migrants) apparaissent en situation de concurrence; mais ces griefs se nourrissent de raisons culturelles, de difficultés de connivence. Il est clair que les distances linguistiques et
    les mauvaises conditions de logement, que les maladresses d’adaptation ajoutent aux représentations malsaines et aux rumeurs.
    En résumé nous sommes confrontés à la réalité suivante: il y a au sein de nos sociétés un grand nombre d’étrangers que nous faisons travailler et qui contribuent à notre enrichissement; ceux là sont partiellement ou totalement privés des droits fondamentaux et en état de grande fragilité économique et culturelle faciles à exploiter et mal équipés pour une présence tranquille.
    Ceux qui ont été acceptés comme réfugiés politiques bénéficient d’une protection contre le renvoi au pays d’origine, mais leurs difficultés d’adaptation comme travailleurs et comme étrangers ne sont pas moindres.
    Dans tous ces cas, mais à des degrés divers, l’identité de l’étranger est mise en péril et sa défense aussi délicate et angoissante que souvent les étrangers, au sein de nos sociétés européennes, travailleurs migrants pour la plupart, révèlent des contradictions d’ordre économique, social et politique et posent, par là même, un certain nombre de défis que nos démocraties doivent reconnaître et assumer si elles entendent continuer à être dignes de ce nom.
    Echange inégal
    La migration, comme telle, n’a pas toujours été synonyme de souffrance et d’exploitation. Si l’on en prend pour preuve ce vaste mouvement qui a entraîné des millions d’Européens au XIXe et dans la première moitié du XXe siècle à la conquête de terres nouvelles (pas toujours «vierges») et de pays neufs à bâtir en modernité.
    Mais après 1945, la reconstruction de l’Europe, puis le boom économique des années 60 ont poussé les entrepreneurs à aller chercher la main-d’œuvre toujours plus loin au fur et à mesure que la demande augmentait.
    Aujourd’hui combien sont-ils ceux que l’on nomme les immigrés? Très nombreux.
    En 1980 près d’un million en Belgique, plus de 4 millions en France, 4,5 en RFA, 900.000 en Suisse, plusieurs millions en Grande Bretagne, 400.000 en Suède, un demi million aux Pays Bas!
    A la différence de la migration européenne vers le Nouveau Monde, la migration des travailleurs des pays du sud vers le nord de l’Europe a été marquée dès le début par le signe de l’exploitation.
    Après les indépendances le flux migratoire prit d’autres formes, plus subtiles, d’une violence moins évidente. Mais le fond resta le même: un échange particulièrement inégal. L’histoire de l’immigration est à lire dans cette inégalité instituée et qui a maintenu la loi du plus fort, la loi d’un capitalisme qui a appris à «raffiner» son cynisme.
    Des intérêts économiques ont ainsi créé une dynamique de migration que l’on croyait, au départ, peut-être provisoire, conjoncturelle. Mais de conjoncturelle elle est devenue structurelle pour les pays receveurs comme pour les pays d’émigration. Maintenant que la crise s’installe et porte ses fruits amers: récession, chômage, angoisse, agressivité, l’utilisation de la main-d’œuvre migrante met en évidence un certain nombre de contradictions que nous aborderons rapidement: entre les pays industrialisés européens et les pays sous-développés
    entre les travailleurs autochtones et les travailleurs migrants entre le droit et les besoins de l’économie.
    Contradictions entre pays nord-européens et pays sous-développés
    C’est la différence de revenus entre les pays industrialisés riches et les pays sous-développés qui fait le lit de la migration. Les travailleurs migrants sont poussés loin de leurs terres par la pauvreté, le sous-emploi chronique; mais ils sont aussi sollicités, attirés par le niveau de vie, les promesses de ressources, l’espoir d’envoyer chez eux un mandat; et cette part de rêve aussi, de capacité à projeter sur un “ailleurs” les désirs les plus légitimes. Certes, presque toujours, le travailleur migrant croit partir pour peu de temps; mais les difficultés qu’il rencontre pour accumuler une épargne suffisante l’obligent à allonger son temps d’exil. Cependant se poursuivent dans son pays des transformations structurelles qui excluent toute possibilité de retour dans son milieu d’origine.
    Le processus d’émigration s’avère donc, dans la plupart des cas, être un processus d’intégration au prolétariat mondial pour le profit essentiellement du monde capitaliste.
    Les travaux de l’OCDE sur ce qu’on a appelé la chaîne migratoire sont clairs dans leur conclusion: “Il existe maintenant une abondante documentation sur les effets négatifs que l’émigration pourrait avoir à long terme. L’exode des compétences et de la main-d’œuvre, l’affaiblissement des structures régionales, la saignée démographique et l’arriération sociale de la famille que le travailleur laisse derrière lui sont les inconvénients majeurs les plus fréquemment mentionnés”. Si le travailleur migrant représente une plus value pour le pays qui le fait travailler, le pays d’origine n’est en rien développé par son départ: les sommes renvoyées ne sont jamais réinvesties dans des structures productives mais stimulent plutôt l’émigration. (D’où une irrésistible sortie, par exemple, de Tunisiens vers la Sicile, d’Africains vers la Grèce, de Portugaises vers l’Espagne; parfois même cette hémorragie touche les travailleurs qualifiés – 400.000 pour la Turquie selon les estimations).
    Contradictions entre main-d’œuvre nationale et main-d’œuvre étrangère
    Le travailleur migrant entre sans s’en apercevoir dans ce qu’on a pu appeler le «double marché» de la main-d’œuvre. Une distinction objective s’établit entre la main-d’œuvre nationale, protégée par des lois qui ont été acquises après des luttes sévères, et la main-d’œuvre étrangère d’abord considérée comme volant complémentaire. Généralement cette main-d’œuvre est dépourvue de droits, soumise à la rotation imposée par le patronat.
    Il faut bien comprendre pourquoi en Europe les syndicats n’ont pas toujours été à la pointe du combat pour la défense des travailleurs migrants: ces derniers, mobiles, menacés et mal informés, étaient peu syndicalisés et semblaient représenter un risque (concurrence, pression à la baisse des salaires, etc.). Il a fallu que les migrants s’organisent, entreprennent des grèves de la faim, au risque de être expulsés, pour imposer leur droit à exister, à-revendiquer, à faire appel à la justice et à la solidarité des autres travailleurs.
    Contradiction entre le droit et les besoins de l’économie
    En période de prospérité l’état a été, dans la quasi totalité des pays européens, le complice des entreprises. Tout d’abord en permettant un double recrutement: un officiel national lié par des conventions aux pays d’origine, et un recrutement direct des entreprises avec régularisation postérieure. Puis les états ont décidé de limiter l’introduction de travailleurs migrants à partir de 1973-1974.
    Comme le courant migratoire ne pouvait s’arrêter brusquement, s’est créée une catégorie nouvelle d’immigrés: les sans documents, parfois appelés, à tort, clandestins. On dit aujourd’hui «en situation irrégulière». Cette migration connue, incontrôlée, a une connotation différente selon les périodes: tolérée, voire même encouragée en période d’activité, elle peut être déclarée encombrante, au moins officiellement, en période de récession.
    D’un côté certains parties de l’opinion publique réclament à l’état un contrôle de la migration et une “normalisation” de la situation des travailleurs étrangers. Mais d’un autre côté cette main-d’œuvre sans documents représente pour certains secteurs de l’économie un très utile volant de travailleurs peu payés, craintifs, manipulables. Ils permettent en particulier à de petites et moyennes entreprises de résister aux effets de la crise, de la restructuration industrielle ou agricole. Cette contradiction vient de peser sur le gouvernement français et permet de comprendre le demi-échec de la procédure de régularisation entreprise en 1981.
    La présence de communautés étrangères nombreuses dans les états européens doit donc être considérée comme durable et cela constitue indéniablement un défi majeur pour nos sociétés qui n’avaient voulu considérer les étrangers que comme ne main-d’œuvre en transit et les avaient en conséquence traités comme tels, en marge du droit et des règles.

    Un défi de solidarité
    L’agressivité, parfois le racisme, naissent dès que l’étranger commence à faire valoir ses droits sociaux en s’appuyant notamment sur la stabilisation (c’est le sens en particulier de la bataille pour le droit au séjour familial). Cette attitude de rejet, amplifiée par toutes les campagnes sur le thème de la sécurité fleurit particulièrement bien en période de crise économique où l’on cherche volontiers des boucs émissaires chez les autres.
    Pourtant la conscience que ces communautés ont contribué par leur travail à notre développement devrait nous inciter à soutenir ce qu’elles réclament, et qui n’est autre que ce que chacun de nous revendique pour soi même: le droit de vivre dans la paix et la dignité, dans le pays où l’on a enraciné sa vie.
    Les réactions de la seconde (ou de la troisième) génération donnent bien la mesure du drame de cette revendication et nous lancent un défi particulièrement incisif, sinon parfois violent.
    Toutes les études le répètent: les jeunes migrants sont en situation de marginalité culturelle et socio-professionnelle. Défavorisés dès l’age de la scolarité ils n’ont que peu accès a la formation professionnelle et se voient donc condamnés à reproduire la même fonction que leurs parents alors que leurs aspirations sont celles des jeunes de leur âge.
    La double appartenance se vit en cumul de discriminations et en crise d’identité. D’où le cercle vicieux: déracinés, rejetés-agressifs et regroupés-rejetés.
    Il y a comme une “dénationalisation” trop lourde à porter parce que sans issue dans un monde qui leur semble sans espoir. Il faudra beaucoup d’imagination, de patience, de tolérance; et d’abord de faire que pour eux comme pour leurs parents des lieux d’expression et d’affirmation culturelle soient offerts.

    Un défi au droit
    Le besoin de main-d’œuvre avait été accompagné d’un grand laxisme dans le contrôle de l’émigration et semblait justifier la non application des réglementations. A ce laisser ailler en matière d’immigration a correspondu un laisser aller par rapport à la situation de droit des travailleurs et de leurs familles: la passivité administrative, en Europe, a permis une exploitation maximum et en tous les domaines (cf les marchands de sommeil) et le pouvoir exécutif ne s’est contenté pendant longtemps que de réglementer en fonction des besoins conjoncturels de l’heure.
    Paradoxalement c’est la fermeture des frontières et le renforcement des contrôles qui a poussé les autorités à s’intéresser à la situation de droit des immigrés. En même temps l’opinion publique alertée par les trop flagrants abus exigeait l’application d’un juste droit.
    Aujourd’hui nous comprenons que le problème des immigrés n’est pas d’ordre strictement économique; la nécessité d’une intervention du pouvoir législatif apparaît d’autant plus clairement que l’élargissement de la communauté et la libre circulation à l’intérieur de la C.E.E. risque de poser de nouveaux problèmes de discrimination.
    Va-t-on enfin avoir, en Europe, une politique cohérente de l’immigration, rassurer les travailleurs (par exemple en leur attribuant une carte de séjour moins restrictive) et leur permettre de jouer pleinement le rôle que la société doit favoriser pour tous ceux qui participent à son enrichissement?
    Aussi se trouve posée, dans tous les pays, la question des droits civils et politiques pour des communautés dont la majorité tend à se stabiliser. Comment et avec qui les travailleurs migrants pourront-ils sortir de l’insupportable situation actuelle où ils sont placés en marge du droit (et que dire des femmes qui n’existent que par leur statut familial)? Quelles libertés civiles et quels droits socio-politiques leur seront-ils reconnus?
    Un défi à la civilisation
    Personne n’oserait nier l’ampleur et le caractère angoissant de la crise économique actuelle et des réorganisations structurelles qui l’accompagnent. En même temps d’importantes transformations techniques imposent, en vue d’une rentabilité accrue, automatisation et robotisation.
    Dans ces circonstances, considérons-nous, au moins implicitement, les travailleurs migrants comme de simples maillons de ces chaînes de production, ou bien voyons-nous en eux des partenaires responsables avec lesquels affronter la crise? Certes, le retard en ce domaine est grand et le mal difficile à réparer.
    Mais si nous croyons que le sens donné au terme civilisation est mis à l’épreuve en cette occasion et si nous optons pour la solution la plus juste et humaine, sachons au moins que notre culture ne peut qu’en être enrichie à terme.
    Et quoiqu’il en coûte souvenons-nous que l’injustice avilit les deux parties.

    Jacques, André
    en: Peuples/Popoli/Peoples/Pueblos n. 3 (Février 1984)

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