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De la souveraineté à la solidarité

    Tran Van Minh

    en Peuples/Popoli/Peoples/Pueblos n. 3 (Février 1984)

    La première proclamation moderne des droits des peuples fut sans conteste la Déclaration d’indépendance américaine de 1776. Celle-ci débute par l’affirmation du droit de chaque peuple à «dissoudre les liens politiques qui l’unissent à un autre, et de prendre, parmi les puissances de la Terre, la place séparée et égale à laquelle les lois de la nature et du Dieu de la nature lui donnent droit». C’est cependant la Révolution de 1789 en France qui les a, pour la première fois, conceptualisés. Pour les révolutionnaires français, le système entier des droits de l’homme et des peuples est fondé sur le principe de la souveraineté du peuple et seul un gouvernement s’appuyant sur ce principe permet l’épanouissement des uns et des autres.
    Robespierre parla du «principe sacré de la souveraineté des peuples» (1) et Carnot, dans son rapport du 14 février 1793 devant la Convention, énuméra ainsi les droits des peuples: «…droit de chaque peuple de se donner le gouvernement qui lui plaît,… droit invariable de chaque nation de vivre isolée s’il lui plaît, ou de s’unir à d’autres si elles le veulent… Tout peuple, quelle que soit l’exiguïté du pays qu’il habite, est absolument maître chez lui… il est égal au plus grand, et nul ne peut légitimement attenter à son indépendance… La souveraineté appartient à tous le peuples, il ne peut y avoir de communauté ou de réunion entre eux qu’en vertu d’un transaction formelle et libre; aucun d’eux n’a le droit d’assujettir l’autre à des lois communes sans son consentement exprès…».
    Ainsi compris, les droits des peuples s’expriment essentiellement dans leur droit d’autodétermination.
    Sur le plan interne – dans les rapports entre le peuple et l’Etat – l’autodétermination désigne le droit de déterminer librement la forme de gouvernement, et même de changer de régime en cas d’oppression. Le droit du peuple à l’insurrection est reconnu par la déclaration de Philadelphie de 1776 comme par la Constitution française de 1793, qui le considère même comme «le plus sacré des droits ou le plus indispensable des devoirs». Le droit du peuple à l’autodétermination apparaît à la fois comme la condition préalable et comme le garant des droits de l’homme. En tant que sauvegarde des libertés individuelles, il peut même permettre, dans certains cas, comme en Amérique du Nord et en Amérique latine, la sécession. Par contre, la première République française, dans un contexte à vrai dire différent, exclut formellement une telle éventualité (2).
    Sur le plan externe -dans les relations des peuples entre eux- l’autodétermination a pour effet d’interdire de porter atteinte à l’indépendance d’un peuple ainsi qu’à sa liberté de déterminer son système politique, de choisir ses alliances.
    Logiquement, elle devrait impliquer le droit pour les peuples des colonies d’accéder à l’indépendance. Or la Révolution française s’est contentée d’abolir l’esclavage dans les colonies et d’accorder à tous leurs habitants, sans distinction de couleur, la qualité de citoyens français et «tous le droits assurés par la Révolution».
    On trouve une justification indirecte de cette attitude dans un rapport de l’abbé Grégoire devant la Convention le 27 novembre 1792: «Plusieurs contrées de l’Europe et de l’Amérique agrandiront bientôt le domaine de la liberté; mais quelques centaines de peuples seront encore longtemps étrangers aux vrais principes, et il est douteux que de sitôt ils soient adoptés par les écumeurs barbaresques, les voleurs de l’Arabie et les anthropophages de la mer du Sud.»
    Seuls les peuples acquis aux «vrais principes» (souveraineté du peuple et droits de l’homme) étaient donc mûrs pour l’indépendance. Cette idée ne semble pas étrangère à la discrimination ultérieure entre peuples «civilisés» et «non civilisés», qui servit à justifier les conquêtes coloniales et à maintenir la domination occidentale au nom de la «mission sacrée de civilisation».
    A peine née, l’idéologie des droits des peuples s’est de la sorte trouvée bloquée dans l’un de ses éléments essentiels, l’autodétermination des peuples dominés. Et ce droit à l’indépendance mettra un siècle et demi pour conquérir droit de cité dans l’ordre juridique international. D’abord évoqué de façon elliptique dans la charte des Nations unies, il sera expressément consacré dans la déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et peuples coloniaux, adoptée en 1960 par l’Assemblée générale de l’ONU, au moment où la décolonisation était en voie d’achèvement pour de nombreux pays.
    La reconnaissance du principe de souveraineté des peuples sera parachevée avec les deux pactes internationaux des droits de l’homme de 1966, entrés en vigueur en 1976. Leur article premier proclame le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, notamment ceux de déterminer librement leur statut politique, d’assurer librement leur développement économique, social et culturel, ainsi que leur souveraineté permanente sur leurs ressources et richesses naturelles.
    Plus que l’énumération des droits des peuples, c’est leur portée qui apparaît intéressante. En effet, les instruments internationaux, en attribuant des droits identiques aux peuples et aux Etats, ont par là reconnu la dualité des bénéficiaires et permis la mise en œuvre effective des droits des peuples.
    Ainsi, un peuple dominé, auquel des puissances étrangères ou même des sociétés transnationales ont pris des richesses ou des territoires, pourrait, en vertu de ses droits propres, en demander la restitution après son accession à l’indépendance. Ces droits des peuples fourniront la base légale à l’action de leur futur Etat.
    Il est de même possible de prendre des mesures conservatoires pour empêcher une puissance dominante d’accaparer les richesses et ressources d’un peuple dominé, en attendant que soit tranché le problème de la souveraineté territoriale. C’est notamment le cas de la Namibie, ou des territoires arabes occupés.
    Les peuples déjà constitués en Etats, lorsqu’un gouvernement a permis aux pays ou firmes étrangères de piller les ressources et richesses nationales, pourraient ils intenter une action après le renversement de ce régime? C’est l’important problème de la remise en cause par un régime révolutionnaire des engagements internationaux souscrits par un gouvernement précédent. La Révolution française avait fourni un précédent en contestant les traités de Westphalie en ce qui concerne les princes possessionnés d’Alsace et le monopole hollandais de la navigation sur l’Escaut, disant, dans ce dernier cas, que ce privilège «est révocable dans tous les moments et malgré toutes les conventions, parce que la nature ne reconnaît pas plus de peuple que d’individus privilégiés, et que les droits de l’homme sont à jamais imprescriptibles».
    Depuis quelques années, un idéal nouveau est apparu: celui de la solidarité des peuples. Evoqué implicitement par les articles 55 et 56 de la charte des Nations Unies, il est exprimé dans ses multiples aspects internes et internationaux par la Déclaration sur le progrès et le développement dans le domaine social, adoptée par l’Assemblée générale de l’ONU en novembre 1969. La paix et la solidarité internationales (préambule) y sont associées à la nécessité d’accélérer le développement social et économique des pays du tiers-monde «par une modification des relations économiques internationales et par des méthodes nouvelles et efficaces de coopération internationale telles que l’égalité des chances» soit réalisée pour tous les peuples (art. 12).
    Mais c’est surtout dans deux documents, l’un doctrinal, l’autre conventionnel et interétatique, qu’est proclamé avec force le principe nouveau. D’abord, la Déclaration universelle des droits des peuples, élaborée à Alger en 1976 par des intellectuels et hommes politiques progressistes, affirme que les droits économiques des peuples «doivent s’exercer dans un esprit de solidarité entre les peuples du monde et en tenant compte de leurs intérêts respectifs» (art. 12), et que, dans l’exercice des droits nouveaux, «tout peuple doit tenir compte de la nécessité de coordonner les exigences de son développement économique et celle de la solidarité entre tous les pays du monde» (art. 18). Ensuite, la charte africaine des droits de l’homme et des peuples, adoptée à Nairobi le 28 juin 1981 au cours du dix-huitième sommet de l’Organisation de l’unité africaine, définit avec précision les droits nouveaux des peuples et évoque à deux reprises le «principe de solidarité» (art. 23).
    Parmi les principaux droits de solidarité énumérés dans ces textes, on peut mentionner le droit au développement, le droit de jouissance du patrimoine commun de l’humanité (haute mer, fond des mers, espace extra-atmosphérique), le droit à l’environnement… Il convient de préciser que le droit au développement en tant que droit de solidarité ne se confond pas avec le droit au développement en tant que droit de souveraineté. En effet, ce dernier n’est qu’un aspect du droit d’autodétermination, désignant le droit de chaque peuple de choisir librement les objectifs, les moyens, le modèle et la voie de développement, sans ingérence extérieure d’aucun sorte, alors que le premier signifie le droit de parvenir à un de gré de développement économique satisfaisant grâce à la coopération et la solidarité internationales.
    Il semble que la notion même de solidarité des peuples est susceptible d’être comprise dans deux acceptions, qui d’ailleurs ne s’excluent pas, mais qui représenteraient deux niveaux successifs de revendications.
    S’il faut l’entendre dans le sens d’interdépendance des nations, elle n’apporte pas de véritable nouveauté. La coexistence des peuples implique nécessairement la conciliation des droits des uns et des autres.
    Pour qu’il y ait innovation, il faudrait faire de la solidarité le fondement d’un ordre international nouveau.
    L’ordre international existant a, en effet, été instauré à l’époque où la plupart des actuels Etats du tiers-monde étaient encore des pays coloniaux ou semi-coloniaux. Ordre mercantiliste et impérialiste, il traduisait des rapports de domination et d’exploitation. Ordre euro-centriste, il ignorait les droits des hommes et des peuples dans les autres parties du monde.
    La décolonisation et l’accession à la vie internationale d’une centaine de pays nouveaux nécessite l’instauration de rapportas nouveaux, fondés sur l’interdépendance et la coopération, mais aussi sur la correction des inégalités et la rectification des injustices actuelles. Tel serait l’esprit du nouvel ordre international défini par les Nations unies dans deux instruments fondamentaux: la Déclaration sur le nouvel ordre économique international et la Charte des droits et devoirs économiques des Etats de 1974.
    La recherche d’un nouvel ordre n’a en soi rien d’inédit. Chaque fois que le monde émerge de bouleversements politiques et territoriaux importants, on assiste à la redéfinition des rapports internationaux.
    Ce qui est original dans la situation actuelle, c’est la quête d’un changement fondamental des relations internationales et de leur esprit, pour permettre aux populations du tiers-monde de réduire, puis de combler le retard dû à des décennies, voire des siècles de domination et d’exploitation. Participation aux décisions interétatiques sur le développement, participation aux richesses communes aux fruits du progrès, transfert de technologies et de ressources, mesures différentes de «rattrapage», etc., figurent parmi les principales implications du nouvel ordre. La Déclaration d’Alger de 1976 a même ajouté à cette liste la non exigibilité des «charges financières extérieures devenues excessives et insupportables pour les peuples» (art. 26).
    Les droits de solidarité apparaissent ainsi comme des «droits de classe», opposables essentiellement aux nations nanties. Ils servent à légitimer et à fonder juridiquement les revendications du tiers-monde à l’égard de ces dernières. Mais en même temps, et par là, ils ne font pas double emploi avec les droits analogues des Etats; ils tracent la voie à suivre aux gouvernements des pays en voie développement, qui ne sauraient s’en écarter sans risquer d’être désavoués leurs peuples respectifs.
    Il est évident qu’une conception aussi révolutionnaire de la solidarité des peuples ne pourrait s’imposer que progressivement. Longtemps cantonnée dans l’ordre éthique comme exprimant l’idée de «justice sociale internationale», elle fait partie maintenant de l’idéologie des Nations unies comme du credo politique des nations progressistes, et commence à pénétrer dans l’ordre juridique positif sous de normes ponctuelles obtenues par la voie des négociations. Parmi les mesures récentes adoptées dans cet esprit, on peut mentionner notamment l’accord de Genève de 1980 créant un Fonds commun pour les produits de base, longtemps réclamé par le tiers-monde, ainsi que certains dispositions de la nouvelle convention de 1982 sur le droit de la mer (droit aux ressources de la Zone, assistance aux Etats en voie de développement, transfert des techniques marines…) en cours de ratification.
    Il serait cependant erroné de croire que le combat pour les droits de solidarité circule indépendamment de la lutte entreprise au nom des droits de souveraineté. Les uns et les autres sont indissociables, s’attaquant aux différents aspects politico-juridique comme économico-social, de l’ordre international existant.
    Sans autodétermination préalable, pas de progrès économique et social possible. Mais sans réduction des inégalités et des injustices entre les peuples, la souveraineté des pauvres et des faibles apparaît bien dérisoire.

    Notes:

    1 Lettre à ses commettants du 5 février 1792. Œuvres complètes, vol. V, 1961, pp. 271-272.
    2 Décret du 13 avril 1793. Bûchez et Roux, Histoire parlementaire de la Révolution française, T. 21, 1835,. p. 354.

    Tran, Van Minh
    en: Peuples/Popoli/Peoples/Pueblos n. 3 (Février 1984)

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