Léo Matarasso
en Droits de l'homme et droits des peuples, textes présentés au séminaire international d'études, 27-29 juin 1980, République de Saint-Marin
Mesdames,
Messieurs,
Mes chers Collègues,
Mes chers Amis,
Mes premiers mots seront pour remercier très chaleureusement la République de San Marino pour son initiative d’organiser, en collaboration avec la Fondation Internationale Lelio Basso et la Ligue Internationale pour les Droits et la Libération des Peuples, cet important colloque.
Comment ne pas rendre hommage à ce valeureux petit peuple qui a su, par son énergie farouche, maintenir à travers les siècles, et malgré l’exiguïté de son territoire, son indépendance et sa liberté. Je vois un symbole heureux dans le fait que ce soit ici que se tienne une réunion portant à la fois sur les droits de l’homme et les droits des peuples.
Dans un monde où les uns et les autres de ces droits sont presque partout bafoués, soit sérieusement menacés, nul lieu ne pouvait être mieux choisi.
Mon deuxième hommage est, malheureusement, un hommage posthume. Il n’est pas possible de commencer nos travaux sans saluer la mémoire de notre cher Lelio Basso, fondateur de la Ligue Internationale pour les Droits et la Libération des Peuples, de la Fondation qui porte son nom et du Tribunal Permanent des Peuples. Il a été l’initiateur de cette Déclaration Universelle des Droits des Peuples qui est comme la Charte de notre Ligue. Nous sommes plusieurs ici qui lui devons beaucoup.
Pourquoi ce colloque?
Il est frappant de constater que le langage politique éprouve de plus en plus le besoin d’utiliser un vocabulaire juridique. On ne se bat pas pour la liberté, mais pour la défense des droits de l’homme. On ne se bat pas pour l’indépendance des nations, mais pour le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
Mais, assez paradoxalement, ces droits qui devraient aller de pair, sont souvent opposés les uns aux autres.
Parmi les intellectuels français, par exemple, beaucoup en sont venus à penser que la notion de droits des peuples n’était qu’une abstraction destinée à justifier le remplacement d’une oppression par une autre oppression, et que seuls comptaient les droits de l’homme.
D’autres, au contraire, estiment que les droits de l’homme ne sont invoqués que comme un alibi idéologique pour justifier des agissements attentatoires aux droits des peuples.
Ceux qui, comme nous, pensent qu’il s’agit de deux catégories de droits qui ne sauraient être opposées l’une à l’autre, trouvent dans l’histoire, la justification de cette complémentarité.
En effet, contrairement à ce qu’il est parfois allégué, les deux notions “Droits de l’Homme” et “Droits des Peuples” ont la même origine et se retrouvent souvent dans les mêmes textes.
La Déclaration d’Indépendance des Etats-Unis du 4 juillet 1776 s’exprime en ces termes:
“Lorsque, dans le cours des événements humains, il devient nécessaire pour un peuple de dissoudre les liens politiques qui l’ont attaché à un autre, et de prendre, parmi les puissances de la terre, la place séparée et égale à laquelle les lois de la nature et du Dieu de la nature lui donnent droit, le respect dû à l’opinion de l’humanité l’oblige à déclarer les causes qui le déterminent à la séparation.
Nous tenons pour évidentes en elles-mêmes, les vérités suivantes: tous les homme, sont créés égaux; ils sont doués, par le Créateur, de certains droits inaliénables; parmi ces droits, se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur…”.
Le même texte proclame, à quelques lignes d’intervalle, le droit d’un peuple de dissoudre les liens politiques qui l’ont attaché à un autre et les droits inaliénables de l’homme.
Mais ce sera surtout pendant la Révolution Française que les notions de “Droits de l’Homme” seront précisées, en même temps que s’élaborera la théorie du “Droit des Peuples à disposer d’eux-mêmes” qui sera désignée ultérieurement sous le nom de principe des nationalités.
Si la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 ne comporte aucune mention de la notion de peuple, les diverses Constitutions de la période révolutionnaire y font expressément référence.
La Constitution du 3 septembre 1791 (Titre VI): “La Nation française renonce à entreprendre aucune guerre dans la vue de faire des conquêtes et n’emploiera jamais ses forces contre la liberté d’aucun peuple”.
Le plan de Constitution girondine de février 1793: “Ils (les généraux de la République) ne pourront, sous aucun prétexte et en aucun cas, protéger, de l’autorité dont ils sont revêtus, le maintien des usages contraires à la liberté, à l’égalité et à la souveraineté des peuples…”.
La Constitution jacobine du 24 juin 1793: “Article 118: Le peuple français est l’ami et l’allié naturel des peuples libres…”.
Ainsi donc, les mêmes textes qui proclament les Droits de l’Homme à la liberté et à l’égalité, proclament les Droits des Peuples à la liberté.
Puis vient le temps des guerres napoléoniennes, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elles sont menées dans une grande ambiguïté idéologique. Parfois, les armées de Napoléon apparaissent comme porteuses des idéaux de la Révolution, parfois, elles apparaissent clairement comme tendant à l’oppression des peuples {Espagne, Russie…).
Mais tout devient clair après la chute de Napoléon et le triomphe de la Sainte Alliance. Les idées de la Révolution Française sont dénoncées comme pernicieuses, et devant être bannies dans toute l’Europe. Ces idées “pernicieuses” ce sont, d’une part, les droits de l’homme et, d’autre part, le principe des nationalités.
Les peuples n’ont aucun droit à revendiquer à l’égard des monarques. Les citoyens n’ont d’autres droits que ceux que le monarque veut leur reconnaître. Les partisans des idées de la Révolution Française, souvent qualifiés, même quand ils sont modérés, de Jacobins, sont partout persécutés mais mènent le combat à la fois pour les droits de l’homme et pour les droits des peuples. Le lien est très étroit entre les droits de l’homme et le principe des nationalités.
1830. Au cours de cette année, les peuples commencent à s’éveiller. C’est l’année de l’Indépendance de la Grèce, de la Belgique.
Mais c’est bientôt 1848, qu’on a appelé “le printemps des peuples”. L’agitation pour la démocratie, les droits de l’homme, l’indépendance ou l’unité nationale s’étend à toute l’Europe.
Les révolutions de 1848 ne triomphent pas réellement. Mais les idées d’égalité et de droits de l’homme commencent à être admises partout en Europe et s’inscrivent dans plusieurs Constitutions.
En Amérique Latine, de nombreux pays se détachent du colonisateur espagnol ou portugais et proclament leur indépendance.
La cause de la Pologne émeut tous les esprits libres, et bientôt celle de l’Irlande. Plusieurs peuples se dégagent de la domination ottomane {Bulgarie, Roumanie, Serbie). Mais l’empire austro-hongrois reste, malgré certaines concessions, une mosaïque de peuples. Quant à l’empire des tsars, il est appelé “la prison des peuples”.
En même temps que les idées de la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789 se répandaient à travers le monde, la philosophie qui leur servait de fondement était de plus en plus critiquée, notamment par le progrès des idées marxistes. Ce n’est pas le lieu, ici, d’analyser cette doctrine. Disons seulement qu’elle invitait les ouvriers à combattre pour obtenir les moyens matériels d’exercer des libertés, proclamées de façon formelle, libertés qui ne pourront s’exercer pleinement qu’après le triomphe du socialisme.
Le Manifeste Communiste de 1848, lancé par Marx et Engels comportait, en même temps qu’un appel aux travailleurs à s’émanciper, un appel à l’émancipation des peuples et la phrase devenue célèbre: “Un peuple qui en opprime un autre ne saurait être un peuple libre”.
Ces idées animeront les combats socialistes du 19ème siècle.
La guerre de 1914-1918 remettra au premier plan de l’actualité le droit des nationalités. Deux hommes vont, alors, proclamer, avec une grande solennité, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, en donnant sans doute, chacun d’eux, un sens différent à la formule: Wilson et Lénine.
Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes figurera expressément dans les quatorze points de Wilson et dans le Traité de Versailles, comme il figurera dans la Déclaration des Droits du Peuple Travailleur proclamée à Moscou en janvier 1918.
L’Autriche-Hongrie est démembrée. La Pologne retrouve son indépendance. De nouveaux Etats sont créés: la Yougoslavie, la Tchécoslovaquie. Bientôt, c’est l’indépendance de l’Irlande, amputée, il est vrai, de l’Ulster.
La paix sera de courte durée. C’est déjà la guerre de 1939.
Les idéologies fascistes et nazies sont ouvertement opposées aussi bien à l’idéologie des droits de l’homme qu’au principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
A peine Paris est-il occupé qu’Alfred Rosenberg, principal théoricien du National-Socialisme, donne une conférence à la Chambre des Députés française, devant un parterre de hauts dignitaires nazis, pour proclamer que c’était la fin de toutes les idées de 1789.
En 1943, l’Europe entière, à l’exclusion de la Suisse et de la Suède, était dominée par le fascisme ou par des gouvernements alliés ou amis des fascistes.
La victoire des alliés sera suivie par la Charte des Nations Unies, signée à San Francisco en juin 1945. Une fois de plus, mais cette fois de la façon la plus explicite, les droits des peuples et les droits de l’homme sont exprimés simultanément dans un même document.
L’article 55 de la Charte proclame “l’égalité des droits des peuples et leur droit à disposer d’eux-mêmes” et “le respect universel et effectif des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous, sans distinction de race, de sexe, de langue ou de religion”.
Le 10 décembre 1948, l’Assemblée Générale des Nations Unies proclame une Déclaration Universelle des Droits de l’Homme qui sera complétée par deux pactes internationaux votés à l’unanimité par l’Assemblée Générale en 1966: un pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, et un pacte international relatif aux droits civils et politiques.
Il est frappant de constater que ces deux pactes, qui concernent les droits de l’homme, comportent chacun un article rédigé dans les mêmes termes, dont le premier paragraphe est ainsi conçu:
“Tous les peuples ont le droit de disposer d’eux-mêmes. En vertu de ce droit, ils déterminent librement leur statut politique et assurent librement leur développement économique, social et culturel”.
Une fois de plus, la proclamation des droits de l’homme va de pair avec la proclamation des droits des peuples.
Inversement, lorsque, à l’initiative de Lelio Basso, nous avons été quelques uns, le 4 juillet 1976, à Alger, à proclamer une Déclaration Universelle des Droits des Peuples, nous y avons inséré un article 7 réitérant le respect effectif des droits de l’homme comme un des droits fondamentaux de tout peuple:
“Tout peuple a droit à un régime démocratique représentant l’ensemble des citoyens sans distinction de race, de sexe, de croyance ou de couleur, et capable d’assurer le respect effectif des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous”.
S’il est vrai que le 19ème siècle a vu apparaître et se développer, au moins dans les textes, les principes de 1789 et, en même temps, le principe du droit des peuples à disposer d’eux mêmes, cela n’est exact que pour les peuples d’Europe ou d’origine européenne.
Malgré le caractère universel de la proclamation de ces principes, les Etats européens ou d’origine européenne comme les Etats-Unis, se sont parfaitement accommodés de l’esclavage, du colonialisme et même du génocide, sans parler de toutes sortes de formes de discrimination raciale. Encore faut-il ajouter que, même dans les pays européens, c’est à une époque très récente que sont apparus les textes affirmant l’égalité de l’homme et de la femme.
L’esclavage n’a été aboli que dans la seconde moitié du 19ème siècle. Encore a-t-il fallu aux Etats-Unis une guerre sanglante pour y parvenir.
Le 19ème siècle, le siècle des droits de l’homme et du principe des nationalités, a été l’âge d’or de la colonisation. Des millions d’hommes ont été asservis par des puissances qui avaient inscrit dans leur constitution les beaux principes de 1789.
Même après l’adoption des termes, pourtant catégoriques, de la Charte des Nations Unies et de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, des guerres coloniales ou néo-coloniales sanglantes ont été menées. C’est la France des droits de l’homme qui a conduit pendant quatre ans contre le peuple algérien, une guerre cruelle qui a fait près d’un million de victimes.
C’est au nom du monde libre que les Etats-Unis ont déversé sur le Vietnam plus de bombes qu’il n’en avait été jeté, dans le monde entier, pendant la deuxième guerre mondiale.
Comment oublier, d’autre part, que c’est au nom d’un socialisme qui se targue d’avoir enfin fourni aux travailleurs les moyens de jouir des droits de l’homme, jusque-là réservés à la minorité possédante, qu’ont été accomplis des coups de force contre les peuples à Budapest et à Prague, hier, à Kaboul aujourd’hui ?
Notre colloque aura à étudier tous les problèmes que posent, aujourd’hui, les exigences de tous les peuples de voir respecter partout les Droits de l ‘homme et les Droits des Peuples.
Certains trouveront peut-être ces débats académiques et dérisoires.
A la veille de 1939, des conférences internationales de savants juristes avaient élaboré et étudié la notion de génocide.
La guerre est venue interrompre ces travaux, et l’on sait ce qui s’en est suivi.
Les hommes et les femmes qui sont ici réunis connaissent parfaitement les limites de leur débats.
Nous savons tous que derrière les textes et les formules juridiques, il y a une réalité de chair et de sang.
Nous savons tous qu’une grande partie de l’humanité vit dans la misère et dans la faim. Nous savons tous que nous vivons sur une planète menacée par la guerre, grande dévastatrice des peuples.
C’est pourquoi, fidèles à la pensée de Lelio Basso, nous pensons qu’il ne suffit pas de constater et de dénoncer un état de chose, mais qu’il faut tenter d’en comprendre les causes et d’agir pour leur suppression.
Oui, il faut chercher à comprendre les raisons profondes, souvent des intérêts sordides, qui expliquent les agissement des Etats.
Oui, il faut agir sans relâche et se battre à tous les instants pour libérer les hommes et les peuples de toutes les formes d’aliénation.
Au risque de passer pour un utopiste, au risque d’essuyer des échecs ou des déceptions, je pense qu’il vaut la peine de se battre pour un monde de peuples libres et égaux, composés eux-mêmes d’hommes et de femmes libres et égaux.
Matarasso, Léo
en: Droits de l'homme et droits des peuples, textes présentés au séminaire international d'études, 27-29 juin 1980, République de Saint-Marin