Louis Joinet
en Hommage à Léo Matarasso, Séminaire sur le droit des peuples, Cahier réalisé par CEDETIM-LIDLP-CEDIDELP, Février 1999
Si la déclaration a beaucoup emprunté au droit positif, elle a aussi innové sous l’impulsion de Léo Matarasso qui avait coutume de dire : “Conduisez les textes au-delà des frontières que les Etats, par essence restrictifs, leur imposent”. Tel est le cas de la Déclaration en ce qu’elle réunit des éléments inspirés des normes existantes pour les fédérer autour d’un thème mobilisateur, apportant ainsi une plus-value aux textes en vigueur.
Le passage le plus discuté du Préambule a été son dernier alinéa : “Mais ce sont aussi des temps de frustrations et de défaites, où de nouvelles formes de l’impérialisme apparaissent pour opprimer et exploiter les peuples”. Certains lui donnaient une interprétation classique, de type Nord/Sud. D’autres, et c’était mon opinion, lui donnaient une portée également Est/Ouest, c’est-à-dire “contre tous les impérialismes”, celui des Soviétiques autant que celui des Chinois, même s’ils empruntaient des voies spécifiques.
C’est finalement la première thèse qui me semble avoir prévalu : “L’impérialisme, par des procédés perfides et brutaux, avec la complicité de gouvernements souvent installés par lui-même, continue à dominer une partie du monde”. Encore que cette formulation peut s’appliquer à ” l’Empire ” soviétique, voire à la Chine (on pense alors au Tibet).
Au-delà des mots, force est de constater que le terme “impérialisme” est quelque peu tombé en désuétude dans la littérature du droit des peuples, pour laisser la place au concept de “mondialisation”.
Qu’en est-il du texte lui-même ?
La section 1 de la Déclaration, qui concerne le droit à l’existence, comporte, à mon sens, deux lacunes. ” Nul ne peut être en raison de son identité nationale ou culturelle l’objet de massacre, torture, persécution, déportation, expulsion ou soumis à des conditions de vie de nature à compromettre l’identité ou l’intégrité du peuple auquel il appartient”. Aujourd’hui encore je me demande pourquoi nous n’avons pas inscrit à la place du mot “massacre” celui de “génocide” dans cette liste de crimes selon le droit international, alors que nous vivions une époque génocidaire.
De même, nous avons visé “l’identité nationale ou culturelle” en omettant “l’appartenance religieuse” alors que l’expérience enseigne qu’elle joue un rôle souvent déterminant dans les tourmentes de l’histoire, que ce soit, ici, par prosélytisme oppresseur, là pour libérer (on pense par exemple, à la théologie de la libération des nos amis latino-américains).
La section 2 relative au droit à l’autodétermination, a été écrite à une époque où la plupart des peuples dont nous étions solidaires avaient acquis leur indépendance, au moins politiquement.
Restait à résoudre la question de l’indépendance économique et à forger le passage de la démocratie externe vers la démocratie interne.
Les bases en sont jetées par son article 7 qui stipule que “tout peuple a droit à un régime démocratique représentant l’ensemble des citoyens, sans distinction de race, de sexe, de croyance ou de couleur, et capable d’assurer le respect effectif des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous”. Bien qu’il soit difficile d’établir quelles sont les caractéristiques objectives d’un régime démocratique, la Déclaration procède en concret : l’Etat est-il capable de préserver les droits fondamentaux ? De la réponse à cette question dépend le caractère démocratique d’un Etat. Dans ce cadre, la Déclaration reste fondamentalement d’actualité, ainsi qu’un outil de combat et d’analyse.
Toutefois, si nous devions actualiser la Déclaration, la question de l’autodétermination interne serait prioritaire, la plupart des peuples en lutte étant devenus des Etats, par la conquête de leur indépendance. En ce sens, on citera la Déclaration d’Helsinki, en ce qu’elle insiste sur le droit à s’autodéterminer par le recours à la tenue d’élections, mais également par l’acceptation de l’alternance politique : ce point est essentiel, car il souligne que si les peuples ont le droit de s’autodéterminer souverainement en ce qui concerne leur régime politique, ce droit implique celui d’en changer.
L’article 6 de la Déclaration d’Alger rejoint le préambule concernant l’impérialisme, car lorsqu’il y est affirmé que “tout peuple a le droit de s’affranchir de toute domination coloniale ou étrangère directe ou indirecte”, le terme “indirecte” se rapporte à l’indépendance économique et à la présence de multinationales.
Bien que ce point n’ait été que rapidement évoqué par la Déclaration d’Alger, nous nous apercevons aujourd’hui qu’il a pris une importance considérable.
La section 3, se rapportant aux droits économiques, a donné lieu à un débat juridique intense, notamment à propos de l’article 8 auquel le juriste chilien E. Novoa a participé activement en raison de la situation au Chili. Il stipule que “tout peuple a un droit exclusif sur ses richesses et ses ressources naturelles. Il a le droit de les récupérer s’il en a été spolié ainsi que de recouvrer les indemnisations injustement payées”.
Aujourd’hui, la spoliation des richesses de certains pays a pris une telle ampleur, que cette question ne se réduit pas à un seul problème de droit commercial, ni même de droit pénal. La question se pose en termes de droit international public. Dans le cas du Chili, par exemple, comme dans celui de l’Indonésie, des Philippines ou de Panama, il faut dépasser les initiatives individuelles qui ne donnent lieu qu’à des procès contre des individus, et non à une remise en cause du système qui soutenait cette spoliation. Il y a donc dans ce contexte urgence à faire avancer le droit international.
La section 5 et le droit des minorités a donné lieu aux plus âpres débats lors de l’examen de la clause de sauvegarde qui estime que le droit des minorités ne doit pas être préjudiciable à l’Etat.
Notons que le concept de minorités, dans certains pays, est totalement inadéquat s’agissant de majorités opprimées, (cas du Guatemala). C’est une des raisons pour lesquelles les textes de l’ONU font référence, dans ce cas, aux peuples, aux populations autochtones.
Au départ, cette approche allait de soi car il s’agissait le plus souvent de l’oppression d’un peuple par un autre Etat, mais avec les progrès de la décolonisation politique et l’émergence de peuples devenus Etats s’est posée la question de savoir si, au nom du droit des peuples, tel qu’il est défini dans la Déclaration d’Alger, les minorités allaient pouvoir, dans le nouvel Etat, provoquer une scission estimant qu’elles formaient un peuple dans l’Etat.
Deux écoles de pensée ont alimenté le débat : les maximalistes, qui estimaient que tout peuple a droit à son autonomie ou à son indépendance, et que, par conséquent, on ne pouvait leur oapposer une quelconque raison d’état ; les partisans de la sauvegarde de l’Etat comme antidote aux risques de balkanisation. La principale difficulté que posait cette section était liée à la conception qu’avait la Ligue des droits des peuples à donner priorité à la cause des peuples sur celle des Etats.
L’article 21 à défaut d’un consensus, a donné lieu à un compromis en spécifiant que “l’exercice de ces droits (des minorités) doit se faire dans le respect des intérêts légitimes de la communauté prise dans son ensemble, et ne saurait autoriser une atteinte à l’intégrité territoriale et à l’unité politique de l’Etat”, donnant par là raison aux seconds, sous la réserve suivante : “dès lors que celui-ci (l’Etat) se conduit conformément à tous les principes énoncés dans la présente Déclaration”. Ce compromis a d’ailleurs été repris dans la Déclaration d’Helsinki.
Cette section mériterait donc d’être plus développée qu’elle ne l’est dans sa version actuelle.
Selon l’article 20 “les membres de la minorité doivent jouir, sans discrimination, des mêmes droits que les autres ressortissants de l’Etat et participer à égalité avec eux à la vie publique”, mais la mise en oeuvre de cet article pose un problème politique majeur. Lorsqu’il est dit : “les membres de la minorité doivent jouir, sans discrimination, des mêmes droits que les autres ressortissants de l’Etat” il s’agit d’une approche individualiste : si l’on respecte les droits de l’homme de chaque individu, on respecte de ce fait les droits de chaque minorité dans son entier.
Dans le cas de la Nouvelle-Calédonie, j’avais voulu faire voter une résolution à la Sous-commission des droits de l’homme de l’ONU, dont je suis membre en tant qu’expert indépendant.
Or, suite à une discussion lors d’une réunion de la LIDLIP, J.M. Djibavu m’avait convaincu que l’instance pertinente n’était pas celle des droits de l’homme, mais le “comité de la décolonisation” car l’objectif fondamental était l’indépendance.
Cette approche individualiste a été heureusement tempérée par la phrase “et participer à égalité avec eux à la vie publique”. Cette participation passe, non seulement, par des élections libres, mais également par un système de représentation équitable des différentes ethnies composant la population. La présence de différentes ethnies provoque des situations dans lesquelles les systèmes occidentaux de représentation de la souveraineté du peuple ne sont pas adaptés. Par exemple, concernant le Rwanda, le problème était de faire participer les différentes composantes de la population dans un système de souveraineté populaire. En plus de la tenue d’élections, il s’agit également de faire en sorte qu’il y ait des ministres de chaque ethnie. Le système européen n’est donc pas facilement transposable, car, dans ce cas, il ne s’agit pas seulement de pluralisme politique mais également de pluralisme ethnique.
Une interrogation pour conclure : quel devenir pour la Déclaration, quelles initiatives prendre à son égard ? demeure-t-elle suffisamment d’actualité, ou mérite-t-elle d’être complétée ou réévaluée sur certains points pour ne pas perdre de vue l’idée de Léo Matarasso qui était d’assurer la promotion de la Déclaration en tant que référant juridique du droit international.
Si nous voulons qu’elle ait une valeur normative accrue, il existe trois solutions. Soit elle prend la forme d’une résolution de l’Assemblée Générale de l’ONU, soit celle d’une Convention mais jamais les Etats n’accepteront de ratifier certains articles tels qu’ils sont présentés, soit enfin la Déclaration devrait avoir une valeur de droit coutumier. Cette dernière thèse, chère à Léo Matarasso, passe entre autres par le militantisme des uns et des autres pour que les institutions internationales, telles que la Cour de Justice de La Haye, la prennent progressivement en compte lorsqu’elles statuent.
Joinet, Louis