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Les droits économiques, sociaux et culturels

    Philippe Texier

    en Hommage à Léo Matarasso, Séminaire sur le droit des peuples, Cahier réalisé par CEDETIM-LIDLP-CEDIDELP, Février 1999

    Suite au débat de ce matin, je voudrais réorienter mon exposé.
    Tout d’abord, il me semble que ce terme de “nouveaux droits” est inapproprié lorsque nous évoquons les droits économiques, sociaux et culturels. D’une part, parce que ces droits sont concomitants aux autres droits, et ce depuis la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 et la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948, qui traite à la fois des droits civils et politiques mais aussi des droits économiques, sociaux et culturels, ainsi que les deux pactes qui ont suivi cette déclaration. D’autre part, toutes les réunions internationales affirment de façon très solennelle l’universalité, la complémentarité et l’indivisibilité des droits de l’homme.
    Si nous parlons aujourd’hui de “nouveaux droits”, cela tient aux statuts différents qui ont été donnés à ces deux formes de droits. Lors de la rédaction de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, il n’était prévu qu’un seul pacte d’application, et tous les rédacteurs estimaient que ces droits devaient être considérés sous un seul angle et de la même façon. Cela a été réitéré en 1968 à la Conférence de Téhéran, puis en 1993 à la Conférence de Vienne. Parler de “nouveaux droits” à propos des droits économiques, sociaux et culturels me paraît aussi inapproprié que de parler de droits de première génération, de seconde génération…, car cela équivaut à dire que les droits civils et politiques ont précédé les droits sociaux, économiques et culturels. Cette attitude est à la fois historiquement inexacte, car si l’on prend les institutions des Nations Unies, l’OIT a, par exemple, précédé les autres institutions, mais également dangereuse, car cela consiste à donner à ces droits sociaux, économiques et culturels une place inférieure aux droits civils et politiques.
    Il est néanmoins vrai que dans l’histoire des Nations Unies, ils ont eu une place inférieure. Par exemple, au sujet de l’élaboration de ces pactes, nous étions en pleine guerre froide : les pays occidentaux ne voulaient pas entendre parler de droits économiques, sociaux et culturels, et les pays du bloc soviétique, s’ils acceptaient l’idée des ces droits, ne voulaient pas de contrôle quant à leur réelle application. Cela explique la création de deux pactes distincts avec un traitement très différent. D’une part, le pacte sur les droits civils et politiques est adopté en même temps qu’un protocole additionnel et facultatif qui permet des recours individuels et collectifs pour vérifier leur application, ce qui n’existe pas pour les droits sociaux, économiques et culturels ; et d’autre part, le premier pacte crée un organe de contrôle, le Comité des Droits de l’Homme ; le second ne crée rien et charge l’ECOSOC (Conseil Economique et Social) de vérifier leur application, au départ dans un informalisme total, puis en 1985 par la création d’un Comité des Droits Economiques, Sociaux et Culturels. De plus, le protocole additionnel permettant les recours individuels et collectifs n’existe toujours pas, bien que la Conférence de Vienne en 1993 a chargé le Comité des Droits Economiques, Sociaux et Culturels, en relation avec la Commission des Droits de l’Homme, de réaliser un texte qui n’a toujours pas été adopté.
    Toutes ces raisons font dire que ce sont de “nouveaux droits”, or ils sont fondamentalement liés aux autres. Ce qui est nouveau c’est, d’une part, la prise de conscience de leur existence, et d’autre part l’augmentation et la diversification des violations dont ils souffrent. Je pense que cette violation des droits économiques, sociaux et culturels est une question que nous devons travailler.
    Cette méconnaissance de ces droits n’est pas le seul fait de l’Etat, car la société civile y participe considérablement. Par exemple, les statuts d’une ONG comme Amnesty International font uniquement référence aux droits civils et politiques, bien que d’autres ONG commencent à prendre conscience de l’existence de ces droits. Est-ce à dire que les violations des droits civils et politiques sont plus graves ou plus massives ? Je pense que non, car comme l’établissent les chiffres du PNUD “plus d’un milliard de personnes vivent dans des conditions d’extrême pauvreté, sans abris elles souffrent de la faim et de la malnutrition, du chômage, de l’analphabétisme et d’un mauvais état de santé chronique. Plus de 1.5 milliards de personnes n’ont pas l’eau potable et vivent dans l’insalubrité, plus de 500 millions d’enfants n’ont pas accès à l’éducation, même au niveau primaire, et plus d’un milliard d’adultes ne savent ni lire, ni écrire”.
    Ces chiffres parlent d’eux-mêmes, et, d’une façon provocante, on pourrait dire que l’on meurt plus souvent de faim que sous la torture. De même, l’évolution actuelle du système économique et financier va dans le sens d’une augmentation de l’écart entre riches et pauvres : la pauvreté ne concerne plus seulement les pays pauvres, mais elle atteint aussi les pays riches, et la mondialisation qui a été abordée ce matin comme une nouvelle forme d’impérialisme, aggrave la marginalisation de populations entières. Les conséquences dramatiques qu’entraînent les transferts de capitaux massifs effectués en quelques heures, comme ce fut le cas au Mexique en 1994 et plus récemment en Asie du sud-est, sont l’illustration concrète du problème, car des dizaines de milliers de personnes se trouvent du jour au lendemain endettées ou appauvries sans possibilité de recours. Où est la dignité humaine, face à la rigueur financière internationale ?
    Voilà pour l’inexactitude du terme ” nouveau ” parlant des droits économiques, sociaux et culturels. Concernant ce sujet, la Déclaration d’Alger est très prémonitoire, car si l’on examine ce qui est consacré à ces droits nous nous apercevons qu’outre certains points évoqués dans le préambule, les sections 3, 4 et 5 (soit la moitié de ce texte) s’y réfèrent.
    Les causes de cette différence de traitement des droits, et de l’aggravation des violations des droits économiques, sociaux et culturels sont multiples. Tout d’abord, la chute du mur de Berlin a non seulement supprimé une sorte de pluralisme politique, mais elle a aussi et surtout imposé comme seul modèle économique, le libéralisme. Ensuite, la domination du politique par l’économie et la finance, aboutit au fait que l’Etat est démuni face aux flux de capitaux. Les questions sont alors les suivantes : faut-il revendiquer plus d’Etat, ou plus d’Etat là où il n’est pas ? Comment lutter contre la déstabilisation d’un pays ou d’une région entière liée aux mouvements rapides de capitaux effectués sur ordinateur en quelques secondes ? Que pouvons-nous faire contre les multinationales et les groupes financiers ? Je suis personnellement convaincu que nous devons de toute urgence travailler sur les pistes.
    La taxe Tobin qui consiste à imposer ou à limiter les transferts rapides de capitaux, la lutte qui s’est faite autour de l’AMI est également intéressante, mais faut-il aller plus loin ? Pouvons-nous, par exemple demander des comptes au FMI, à la Banque Mondiale, à la BID ou aux multinationales ? L’une des conséquences de la mondialisation, malgré tous les aspects positifs que l’on peut y trouver, est que, d’une certaine façon, elle accroît les déséquilibres Nord/Sud, riches/pauvres, et qu’elle contribue à créer des sociétés à deux vitesses, non seulement à l’intérieur des pays, mais aussi au niveau universel avec une minorité d’inclus et une majorité d’exclus. Certains travaux commencent à se pencher sur ce sujet, y compris dans les instances onusiennes, en particulier sur le droit du travail et les délocalisations vers des pays où la main d’oeuvre est à bon marché et où les conditions de travail sont déplorables.
    Cette prise de conscience existe et, par exemple, lors de sa dernière Conférence Internationale, en juin 1998, l’OIT a créé un ” noyau dur ” du droit du travail, c’est-à-dire une réglementation en dessous de laquelle nous ne pouvons pas aller. Cette idée est non seulement à creuser, mais également à imposer.
    L’article 2 de la Conférence Internationale de l’OIT stipule que ” l’ensemble des membres, même lorsqu’ils n’ont pas ratifié les conventions de l’OIT, ont l’obligation, du seul fait de leur appartenance à l’Organisation (ce qui concerne presque tous les pays), de respecter, de promouvoir et réaliser de bonne foi et conformément à la constitution, les principes des droits fondamentaux qui sont l’objet de ladite convention, à savoir : la liberté d’association et la reconnaissance effective du droit à la négociation collective, l’élimination de tout travail forcé ou obligatoire, l’abolition effective du travail des enfants, l’élimination de toutes discriminations en matière d’emploi et de profession “. Ces normes que l’OIT entend s’imposer et imposer aux Etats membres, commencent à être prises en compte par les entreprises. Un certain nombre de chartes sont élaborées dans des entreprises nationales ou multinationales, interdisant ou limitant le commerce avec des pays qui produisent dans les conditions dénoncées. L’objectif étant aujourd’hui d’étendre ces normes aux institutions commerciales.
    En guise de second exemple, je voudrais parler des mesures prises par les Institutions Financières Internationales (IFI), en particulier par la Banque Mondiale mais surtout par le FMI. Les pays qui violent les droits économiques, sociaux et culturels mettent systématiquement en avant pour leur défense ces fameux plans d’ajustement structurel qui leur sont imposés par le FMI. Selon une étude, ces plans ont en général les mêmes axes principaux : l’imposition de privatisations (8 fois sur 10), une réduction de la dette extérieure (8 fois sur 10), et une réduction des budgets sociaux. Ces plans ont donc pour conséquence de marginaliser un peu plus ceux qui le sont déjà. Ils démontrent également que dans ces organismes, pourtant liés aux Nations Unies, la notion de droits économiques, sociaux et culturels est totalement absente. Au Comité des Droits Economiques et Sociaux, nous tentons depuis dix ans d’organiser une conférence avec ces IFI, afin de faire naître l’idée que dans tout plan d’ajustement la dimension humaine soit respectée. Dans tous ces domaines, il n’y a donc pas de “nouveaux droits” mais de nouvelles violations massives qui se traduisent par la famine, les guerres, l’absence de soins, d’accès à l’éducation, de catastrophes écologiques… Or, celles-ci sont commises par des auteurs impalpables : comment faire pour contrôler, prévenir ou sanctionner ces flux financiers abstraits ?
    Quoi que nous pensions de la réunion de Rome sur la Cour Pénale Internationale, celle-ci a suscité un nouvel espoir. Il y a des juridictions ad hoc qui ont été créées sur l’ex-Yougoslavie, sur le Rwanda, à l’image du tribunal de Nuremberg, mais avec les mêmes défauts, car se sont des commissions qui traitent de la situation d’un pays à un moment donné, sans pouvoir remonter à une période antérieure, et sans pouvoir s’étendre au contexte qui l’entoure. L’idée de la CPI va plus loin, bien que cette juridiction présente aussi certains défauts. D’une part, certains Etats, et non des moindres (EU, Israël,…) n’en veulent pas et ont fait savoir qu’ils ne la ratifieraient jamais, d’autre part, elle n’est pas rétroactive, or certains des crimes qu’elle prévoit sont imprescriptibles (génocides, crimes contre l’humanité,…), enfin, elle ne se donne pour compétence que certains crimes, sans inclure les crimes économiques. Ce dernier point est difficile à trancher, car comme l’a dit Samir Amin ce matin, compte tenu de la conjoncture politique mondiale, ce sera une juridiction à deux vitesses, dans le sens où, de toutes façons, certains Etats, et certains criminels appartenant à certains Etats ne comparaîtront jamais. C’est exact, mais il faut être pragmatique : nous ne pouvons pas exclure aujourd’hui que certains criminels de guerre yougoslaves soient un jour jugés.
    Concernant la question de ces crimes économiques, je pense qu’il était important que cette Cour internationale réserve ses compétences aux crimes les plus graves, reconnus par le droit international. Je suis de ceux qui estiment qu’étendre sa compétence aux trafics internationaux est une erreur, car elle aura d’autant plus de force que ses compétences seront réduites et ciblées. Mais le problème des crimes économiques reste entier, et la Ligue, le TPP et les autres formes d’associations ont un rôle vital à jouer, car il faut arriver un jour ou l’autre à ce que ces crimes soient jugés. En tant qu’ONG, nous devons faire avancer ces questions. Juridiquement, il existe d’immenses difficultés, car d’une part, à travers ces juridictions, il ne s’agirait pas de juger uniquement des Etats ou des individus, mais nous pourrions être amenés à juger la politique du FMI, des entreprises multinationales (comme le Tribunal Permanent des Peuples l’a déjà fait). Ce ne sont pas des obstacles insurmontables, et c’est un travail que nous devons faire avancer, en participant à cette prise de conscience que ces crimes sont massifs, et tout aussi graves que les violations des droits civils et politiques, et qu’ils donnent lieu à une impunité encore plus grande, notamment à cause de la difficulté à cerner le phénomène et identifier les coupables.
    Tout au long de cet exposé, je me suis borné à poser des interrogations et des pistes de réflexion. Nous pourrions prolonger ce débat sur les nouvelles violations qu’entraînent d’une façon générale les progrès de la science, de la bioéthique ou sur le phénomène de l’information généralisée : Internet pose des questions de droits totalement nouvelles. Si, lorsque nous parlons de “nouveaux droits”, nous faisons référence à ceux-ci, ils sont effectivement nouveaux par rapport à la Déclaration d’Alger, mais je ne pense pas qu’ils soient d’une nature fondamentalement différente des autres droits : leur défense passe par la même notion de dignité humaine, et je ne crois pas qu’il faille créer des instruments nouveaux pour faire respecter ces droits. J’ai d’ailleurs été choqué que l’UNESCO ait adopté une Déclaration Universelle sur le génome humain, car, selon moi, il n’y a qu’une Déclaration Universelle, celle de 1948, et d’une certaine façon c’est assez dangereux de diluer les problèmes par la création de nouveaux instruments, de nouvelles conventions, alors que, si nous travaillions à faire appliquer les conventions existantes, celles-ci s’avéreraient très largement suffisantes.
    La vraie interrogation est de savoir comment lutter pour que les droits essentiels soient assurés au plus grand nombre. Le vrai objectif de la Ligue, de la Fondation c’est, d’une part, un travail de prévention et, d’autre part, d’arriver à des sanctions, notamment dans le domaine des droits économiques, sociaux et culturels. Ce dernier point doit faire l’objet de nos futurs axes de travail.

    Texier, Philippe
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    <strong>Hommage à Léo Matarasso, Séminaire sur le droit des peuples
    Cahier réalisé par CEDETIM-LIDLP-CEDIDELP, Février 1999
    L’Harmattan, Paris, 2004</strong>

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