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Autodétermination et droits des peuples

    Ilan Halevi

    en Hommage à Léo Matarasso, Séminaire sur le droit des peuples Cahier réalisé par CEDETIM-LIDLP-CEDIDELP, Février 1999

    J’ai commencé à travailler avec Léo Matarasso en 1982, lors de l’invasion israélienne au Liban. A cette occasion nous avons créé le Centre d’Information sur les Prisonniers, Déportés et Disparus Palestiniens et Libanais. En 1983, c’est devenu un Centre International d’Information, qui a surtout travaillé en réseau avec d’autres associations comme la Ligue. Ce travail avec Léo m’a permis de comprendre à quel point il était avancé dans sa réflexion sur le droit des peuples. Il était sans ambiguïté, et son attitude, dans un milieu où le militantisme est souvent fait de passion et d’engagement, est toujours restée rationnelle ; il a su être engagé et rationnel à la fois. C’était un homme qui privilégiait le bon sens sur la passion et la mécanique doctrinaire, se mettant parfois en porte-à-faux avec l’orthodoxie du milieu avec lequel il travaillait.
    Si l’on considère l’actualité des thèmes de la Déclaration d’Alger évoquée par Louis Joinet, il est évident que le concept d’autodétermination a été remis en question au cours de la dernière décennie, pour des raisons contradictoires.
    Tout d’abord l’ancienneté de ce concept se heurte à une réalité changée : Louis a parlé du fait que depuis la rédaction de cette Déclaration de nombreux peuples ont accédé à l’indépendance politique. Ce mouvement d’accession à la forme ” Etat- Nation ” de l’organisation sociale a partout triomphé, jusqu’à devenir la forme dominante de la société contemporaine. Mais cela ne s’est pas réalisé de façon égalitaire, puisque cette accession s’est faite sur la base de rapports de force différents selon les régions. Il existe, par exemple, des cas particuliers comme les peuples palestinien ou kurde. Ce sont des peuples au sens wilsonnien, mais ils n’ont toujours pas obtenu l’autodétermination politique nationale au sens classique.
    D’autre part, dans les régions où la forme Etat-Nation existe déjà, elle connaît actuellement une remise en cause, à la fois parce qu’elle est dépassée par de nouvelles réalités et parce qu’elle est confrontée à ses propres contradictions.
    L’approfondissement de la démocratie locale amène à des formes de décentralisation de plus en plus institutionnalisées à l’intérieur des Etats, et à l’apparition de formes de regroupement et de concentration régionale, souvent à base économique, mais qui provoquent des transferts de souveraineté vers des institutions supranationales (cf. le cas de l’Union Européenne), et contribuent à remettre en cause la forme nationale des Etats.
    De plus, dans le cadre de ce qu’on appelle la mondialisation (bien que pour tous ceux qui ont été à l’école de la pensée marxiste, ce concept n’est pas nouveau dans le sens où il était déjà posé dans la problématique de l’internationalisme), l’aggravation des processus fondés sur des dynamiques économiques et financières, et surtout leur intériorisation massive dans la perception collective de la réalité contemporaine, renforcent paradoxalement l’idée que l’Etat-Nation est la seule forme possible et rationnelle d’organisation de la société. Elle est cependant soumise à de très vives critiques.
    Enfin, le modèle de l’Etat-Nation, dont nous savons qu’historiquement il doit beaucoup au modèle français dans sa perception radicale et homogène, a été plaqué sur des régions où l’Etat était naissant et où les formations sociales ont été interrompues par des processus de conquêtes. Dans ce cas, l’Etat ne recouvre donc pas une ancienne formation administrative et politique, mais regroupe un territoire sur lequel vivent diverses communautés. Cette tentative d’appliquer le modèle d’Etat- Nation unitaire a abouti à une confiscation ethnique ou confessionnelle du pouvoir et à l’oppression de minorités, qui, comme Louis Joinet le disait, sont souvent majoritaires.
    Il y a également une remise en question du principe du ” Droit des Nations à disposer d’elles-mêmes ” du fait des contradictions suscitées par son fonctionnement dans la réalité même des sociétés. Le concept de ” Droit des peuples “, surtout tel qu’il est défini dans la Déclaration d’Alger et par la pratique théorique et politique de la Ligue, est une réponse possible, car elle joue sur l’ambiguïté du concept de ” peuple “.
    Dans toutes les langues, le concept de peuple a toujours un double sens : un sens identitaire, ethnique, ou national, qui renvoie à la communauté dans son ensemble, et un sens social, désignant les masses populaires de cette société. Il y a donc le peuple face à ses dirigeants et le peuple face à ses voisins. C’est en partant de cette ambiguïté du concept de peuple et de droit des peuples face aux droits des Etats ou des Nations, que l’on arrive à relier ce qui dans la Déclaration est désigné comme autodétermination externe et autodétermination interne. Cela répond à l’une des préoccupations de la pratique politique qui réside dans l’impossibilité de s’en tenir strictement ni à une approche individuelle, ni à une approche collective. Par exemple, la situation de Jérusalem-Est n’est pas une question de droits individuels, car, bien que les droits individuels des palestiniens y soient violés, on ne peut pas dire que si tous les droits des Palestiniens de Jérusalem-Est étaient respectés dans le cadre de la souveraineté israélienne la question serait réglée. Mais nous ne pouvons pas non plus poser le principe du droit à l’autodétermination et à la souveraineté sur Jérusalem-Est en dehors de la possibilité de respecter et de défendre les droits individuels des habitants, quelles que soient leur appartenance nationale, confessionnelle, etc…
    La nécessité de résoudre cette contradiction entre le droit des peuples et le droit des gens est aujourd’hui posée, et c’est ce dont nous avons le plus besoin. Il faut être capable de différencier ces situations d’un extrême archaïsme avec des situations plus avancées, mais il faut également être capable de fournir des instruments d’analyse et d’action qui nous permettent d’être fidèles à des valeurs fondamentales.
    Une dernière remarque sur l’intervention de Louis Joinet. Il est vrai que le défi actuel, au-delà de ces formes imparfaites de l’organisation des Etats, c’est aussi d’organiser un pluralisme, non seulement politique, mais également ethnique ou confessionnel.
    C’est très difficile, car s’il faut l’organiser, on ne peut pas dire qu’il n’existe pas. Par exemple le modèle libanais a échoué, car il était devenu totalement anachronique. Il était, à l’origine, un modèle qui partait de cette nécessité d’instaurer des quotas. De la même façon, lors des élections législatives palestiniennes, certains sièges étaient réservés aux chrétiens. Mais je pense qu’il ne suffit pas de se dire qu’il faut organiser ce pluralisme, car l’organisation et l’institutionnalisation de ce communautarisme sont lourdes de dangers. En effet, lorsqu’on organise le pouvoir communautaire à l’intérieur d’un Etat, on ne donne pas seulement une libre expression à ces revendications, mais nous créons aussi de nouvelles formes de représentativité qui sont des nouvelles formes de pouvoir et qui deviennent des enjeux, avec des mécaniques communautaires de reproduction de leur pouvoir et de conservation de leur pouvoir communautaire.
    Ceci est un problème que l’on voit dans les sociétés civiles multicommunautaires, quelle que soit la forme des Etats.

    Halevi, Ilan

    en:

    <strong>Hommage à Léo Matarasso, Séminaire sur le droit des peuples
    Cahier réalisé par CEDETIM-LIDLP-CEDIDELP, Février 1999
    L’Harmattan, Paris, 2004</strong>

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