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Avocat et militant d’un courage exemplaire

    Henri Alleg

    en Hommage à Léo Matarasso, Séminaire sur le droit des peuples Cahier réalisé par CEDETIM-LIDLP-CEDIDELP, Février 1999

    Ma première rencontre avec Léo se situe dans l’année 1956. Je le connaissais, bien évidemment, de réputation; c’était un grand avocat parisien, spécialisé dans les affaires de presse, communiste, comme moi, et c’était en cette double qualité, d’avocat et de militant, envoyé par l’Union Française d’Information qu’il venait à Alger, où le journal que je dirigeais “Alger républicain” avait été interdit, de la façon la plus illégale.

    J’avais été le chercher à l’aéroport, dans un vieille quatre chevaux déglinguée… nos voitures, la mienne et celles de nos camarades journalistes avaient été saisies et je m’étais excusé de ne pouvoir lui offrir un véhicule à la hauteur de son rang… Ce qui l’avait fait sourire… mais courageusement il avait pris place, et je m’émerveillais de voir ce grand avocat parisien qui m’impressionnait tant, accepter de si bonne grâce d’être mon passager, avec tous les risques que cela représentait… et pas seulement politiques… D’autant que le moteur à peine lancé, toussait à qui mieux mieux, s’arrêtait à sa fantaisie, et qu’il me fallait alors soulever le capot et à l’aide d’un tournevis provoquer l’étincelle qui allait le faire repartir. Sur la route de l’aéroport à Alger, ça c’était produit plusieurs fois, et Léo, peut-être inquiet mais toujours souriant, ne voyait dans cet incident que l’aspect poétique: “Il te faut faire jaillir l’étincelle miraculeuse”, plaisantait- il, avec tout l’humour et la bonhomie que j’ai eu maintes fois l’occasion d’apprécier par la suite, et dans des circonstances beaucoup plus dramatiques, comme on sait. -Ça ne te fait pas peur? lui disais-je.
    -Tu sais, j’aime vivre dangereusement!
    Tel était Léo, d’une politesse si souriante, avec toujours un fond d’ironie qui me l’a fait aimer dès les premiers instants de notre rencontre. Pas du tout le genre d’avocat froid, distant, ne se préoccupant que de la cause, et non des êtres… Tenez, par exemple, quand j’avais presque complètement disparu aux yeux du monde, qui me croyait mort aussi bien, Léo avait fait envoyer à Gilberte, ma femme, des fleurs de ma part… C’était un geste qui venait de lui… une façon toute personnelle de lui redonner l’espoir, de lui dire que tout n’était pas perdu…
    J’ai eu aussi, à diverses reprises, l’occasion d’admirer l’homme de culture, discret et profond, qu’il était, sans jamais en faire étalage… Et pour moi, journaliste d’un pays colonial, un peu provincial, c’était chaque fois un bonheur d’aborder avec lui autant de sujets politiques, juridiques ou littéraires. Et de son côté, Léo découvrait à travers moi et mes autres camarades militants et journalistes, tous poursuivis et certains déjà arrêtés, le système colonial de ce pays où l’on violait communément la loi, où la torture était pratique courante, encouragée par des magistrats et des juges corrompus et complices.
    Après cette première rencontre à l’aéroport d’Alger, je suis entré dans la clandestinité, puis j’ai été arrêté, et c’est en prison que j’ai revu Léo: à la prison Barberousse, où il avait obtenu un droit de visite. Entre-temps, comme je l’ai raconté dans mon livre, j’étais passé entre les mains des parachutistes, j’avais été torturé, laissé pour mort, puis enfermé au camp de Lodi: et, pas plus de la maison des tortures que de ce camp de concentration, on ne pouvait communiquer avec l’extérieur.
    Et c’est alors qu’un groupe d’avocats, dont Léo, est intervenu, et a pris fait et cause pour les prisonniers algériens, communistes ou non, arrêtés et torturés pour leurs convictions et leur combat pour une Algérie indépendante. C’était un groupe d’avocats totalement bénévoles, ne jouissant d’aucune protection; des gens qui risquaient vraiment leur vie pour sauver la nôtre, et pour dénoncer les exactions dont nous étions les victimes. Léo, lui, était particulièrement connu pour ses sympathies à notre égard, et les risques qu’à tout moment il courait, nous les connaissions, et lui en étions infiniment reconnaissants.
    D’autant plus que nous n’avions pas d’avocats algériens sur lesquels pouvoir compter; ceux qui étaient de notre bord, du F.L.N. ou du P.C.A, avaient tous été arrêtés et jetés en prison; et les autres, européens, partisans de l’Algérie Française, nous auraient plutôt enfoncés que défendus, ou alors ne l’auraient fait que contre de gros honoraires, et sur des bases juridiques douteuses; ce que, de toutes façons, nous aurions refusé.
    Alors, en prison, nous vivions dans une sorte d’attente permanente, et les visites de Léo au parloir de la prison Barberousse, c’était plus qu’une visite d’avocat à son client, encore une fois il était bénévole – c’était aussi une visite d’amitié, et ça nous refourbissait du courage pendant longtemps, parce que les informations qu’il me donnait, je pouvais les transmettre aux autres détenus, et ça les aidait, bien sûr, à tenir le coup.
    C’est ainsi, que, de visite en visite, j’ai raconté à Léo ce qui m’était arrivé, les tortures qu’on m’avait fait subir, et Léo m’a dit: “Tu dois l’écrire, il faut l’écrire”. Et comment? On était à trois dans une cellule, sans chaise, sans table, avec juste une paillasse par terre, et un trou dans le sol en guise de toilette… Pas de papier …sauf hygiénique… On était constamment surveillé, fouillé… alors comment échapper à la vigilance des gardiens? Léo m’a dit: “Tu te débrouilles… toi, tu es journalistes, les neuf dixièmes des autres détenus sont analphabètes, tu es le seul à pouvoir le faire”.
    Alors, je suis retourné dans ma cellule chargé d’une tâche… à faire passer de l’intérieur vers l’extérieur, mais ça impliquait de vaincre des difficultés sans nom. Tout de même, on a fini par obtenir un cahier, un crayon, et j’ai commencé à écrire, feuillet après feuillet, qu’il fallait cacher aussitôt après l’avoir écrit… Donc, pas le temps de relire… Et comment les faire sortir?
    Au parloir, oui. Parce qu’au parloir des avocats, il n’y avait ni grille, ni barreaux; c’était un petit espace vitré, entouré de gardiens, mais avec une table au milieu, qui permettait de passer des choses par en dessous… Et comme on était fouillé avant, après, il fallait trouver des cachettes plus ou moins sûres… dans ses vêtements, ses chaussures… des petits billets pliés en quatre, en huit… Et Léo aussi risquait d’être fouillé à la sortie! Alors, dans cette éventualité, je commençais toujours mes notes par une introduction très neutre et très officielle, du genre: “Cher Maître, voici quelques éléments nouveaux qui peuvent vous aider pour ma défense…”. Enfin, c’était très risqué tout de même!
    Donc, ces feuillets ont fini par arriver en France, et Léo les a transmis à Gilberte, ma femme, puis aux amis du Parti, qui eux voulaient simplement en faire une brochure diffusée par le parti.
    Léo s’est élevé contre ça: Léo voulait que ça sorte du petit cercle -même s’il était grand à l’époque- communiste. Il fallait trouver un éditeur, et c’est Léo qui s’est battu pour le trouver…
    Alors, le trouver c’était facile, en un sens… Tous les éditeurs reconnaissaient qu’il s’agissait d’un témoignage capital, un document qu’il fallait absolument éditer… mais aucun n’en prenait le risque… et c’est finalement Jérôme Lindon qui, courageusement, l’a sorti aux Editions de Minuit, en février 1958.
    Léo était, à juste titre, très heureux, très fier, du résultat; et moi, je ne me rendais pas compte alors des répercussions que ce livre allait avoir.
    Après, il y a eu la préparation du procès! Le procès “officiel”, où nous allions être jugés pour “Association de malfaiteurs”. Nous étions une dizaine, dont Maurice Audin -absent, et pour cause, puisqu’il était mort sous la torture, mais dont les autorités soutenaient qu’il s’était évadé, et qu’on avait perdu sa trace!- et parce qu’ils avaient peur de ce procès, peur d’avoir à faire comparaître un mort assassiné devant un Tribunal, les autorités ont fait durer l’instruction plus de trois ans, et finalement le procès a eu lieu, mais à huis-clos. Léo s’était battu contre ce huis-clos, en disant aux juges: “Tout ce qui sera dit ici, sera connu en France et dans le monde entier, tout ce que vous empêcherez de dire sera également connu, j’en fais le serment”.
    C’était très fort, très émouvant, devant les journalistes présents, et d’un courage exemplaire, qui en imposait à tous.

    (propos recueillis par Vera Feyder)

    Alleg, Henri

    en:

    Hommage à Léo Matarasso, Séminaire sur le droit des peuples
    Cahier réalisé par CEDETIM-LIDLP-CEDIDELP, Février 1999
    L’Harmattan, Paris, 2004

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