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La Déclaration d’Alger et la réponse aux crises actuelles

    François Houtart

    en Léo Matarasso, Seminario del 6 dicembre 2008, Cedetim, Parigi

    Nous célébrons ici le 10ème anniversaire de la mort de Léo Matarasso. Lorsque Piero m’a prié de dire quelques mots je me suis demandé quel est le point de vue qu’il serait intéressant de discuter. Depuis l’élaboration de la Déclaration d’Alger, on peut se demander ce qui est encore important aujourd’hui. Certes, la déclaration est encore importante mais il est intéressant de voir ce qui a changé depuis cette époque. Quels sont les point nouveaux ?

    La déclaration a été élaborée dans le contexte précis des luttes de libération nationale et il est évident que son contenu en a été fortement influencé. Aujourd’hui, le contexte a évolué. Il y a d’autres développements qu’il me paraît important de souligner. Je vais le faire en partant d’une perspective bien précise qui est celle de l’ensemble des crises dont on parle aujourd’hui et qui sont révélatrices de ce que pourraient être les nouvelles violations des droits des peuples. Je relève trois types de crises :
    les crises conjoncturelles à vocation structurelle que sont la crise financière et la crise alimentaire ;
    les crises structurelles qui remettent en question le modèle de développement tel que nous l’avons connu sous l’égide du capitalisme et qui sont la crise énergétique et la crise climatique ;
    la crise sociale qui reprend l’ensemble de toutes ces perspectives.

    La crise financière est évidemment caractérisée par l’hypertrophie de l’activité financière et par sa surévaluation. Il y a énormément de raisons à l’origine de cette crise et qui sont analysées par Samir Amin, Elmar Altvater, François Morin et d’autres. Je ne vais pas entrer dans les raisons et les analyses proposées par ces travaux. Il est important de savoir que cette crise revêt une dimension énorme : rien que l’évaluation des produits dérivés serait de 600 millions de millions de dollars, c’est-à-dire dix fois plus que le produit brut mondial. Ce qui signifie que le capital financier est devenu un facteur décisif dans la reproduction du système économique mondial et que cela se manifeste de façon précise dans une série de décisions qui vont avoir un impact sur les producteurs. C’est le problème de la financiarisation des entreprises, celui des externalités à la comptabilité capitaliste qui sont repoussées de plus en plus loin vers les points les plus faibles, notamment dans les pays du sud, de façon à accroître les taux de profit financier avec une surexploitation des ressources naturelles et du travail.
    Nous voyons aussi se développer les spéculations : sur les matières premières, sur les aliments, ainsi que la croissance du commerce mondial illégal grâce à l’existence des paradis fiscaux. De fait, nous sommes entrés dans une phase de recomposition sauvage du capital avec une énorme pression sur le travail, aussi bien au Nord qu’au Sud et une surexploitation de la nature, des ressources naturelles, plus particulièrement celles des pays du sud.
    Parlant des droits des peuples, je pense que cela renforce les notions développées précédemment, par exemple le droit aux ressources naturelles tel qu’il est exprimé dans l’article VIII de la Déclaration d’Alger. Cela remet en cause aussi une série de facteurs classiques dans l’évolution du système capitaliste et qui ont leur impact sur les droits des peuples en général.

    Une deuxième crise que l’on pourrait appeler conjoncturelle mais aussi à vocation structurelle est la crise alimentaire qui a des causes lointaines et immédiates. Causes lointaines qui sont la liquidation progressive de l’agriculture paysanne au profit du développement de la monoculture et la concentration des terres, véritable contre-réforme agraire, avec la naissance d’une agriculture productiviste de type capitaliste qui a une influence directe sur la production alimentaire puisque qu’elle est destinée à l’exportation et l’exploitation industrielle des produits agricoles.
    Mais il y a aussi des éléments conjoncturels plus immédiats qui se sont traduits par la vague spéculatrice sur les aliments, le prix de ceux-ci étant fixé essentiellement à la bourse de Chicago. On a connu l’offensive spéculatrice sur les matières premières qui a été suivie par une nouvelle orientation des capitaux spéculateurs vers les produits alimentaires. Les agro carburants ont été estimés responsables par un rapport de la Banque mondiale à 75 % de l’augmentation du prix des aliments, de façon directe ou indirecte, surtout par le biais de la spéculation. Les manifestations de cette crise alimentaire ont été une réduction importante des stocks qui sont passés de 70 jours à 12 jours, mais également une augmentation de la pauvreté et donc de la faim qui a été estimée par le président de la FAO au cours des deux dernières années à 50 millions de personnes en plus chaque année, qui ont basculé sous la ligne de pauvreté et, par conséquent, sous la ligne de l’insuffisance alimentaire.
    Par rapport aux droits des peuples, ceci pose le problème de la souveraineté alimentaire des peuples  et celui du droit à la vie, premier article de la Déclaration d’Alger.

    La deuxième série de crises qu’on pourrait appeler crises structurelles parce qu’elles attaquent le fond même du modèle économique de développement, est la crise énergétique. Il s’agit d’un modèle de surexploitation d’une énergie à bon marché non renouvelable depuis le début du développement du capitalisme industriel et qui s’est accélérée très fortement au cours des trente dernières années, c’est-à-dire depuis le néolibéralisme, au point qu’on en est arrivé à utiliser de 84 à 88 millions de barils par jour et que le pic du pétrole, du gaz et de l’uranium a déjà été dépassé au cours des dernières années.
    Le problème a donc été une surexploitation et une surconsommation d’énergies pour développer le modèle, mais également toute une série de conséquences, telles que la soumission des énergies fossiles aux pressions spéculatives, la destruction climatique, la dette écologique, les guerres pour le contrôle des sources d’énergies, etc. …
    On est ainsi arrivé à un risque de blocage des forces productives, alors que celles-ci sont essentielles pour la possibilité de reproduction d’un système ou pour sa recomposition. D’où cette grande peur énergétique du monde capitaliste aujourd’hui, car c’est la reproduction du système qui est en jeu, parce qu’il est basé sur une surexploitation des énergies et donc une tendance à une recomposition extrêmement violente qui est à l’origine des dettes. Si nous prenons également le problème d’une certaine réponse que l’on essaie de donner par les agro carburants, nous nous rendons compte que ceux-ci ne sont pas, comme on les présente souvent, une bonne réponse pour le climat pour la raison que l’ensemble du cycle de production, transformation, distribution des agro carburants est finalement aussi dommageable en production de CO2 et de gaz à effet de serre que l’utilisation des énergies fossiles. Cette production, basée sur la mono culture dominée par les grands intérêts économiques, provoque une destruction sociale dans les pays pauvres en expulsant de leurs terres les petits paysans, en plus des dommages infligés au milieu ambiant, souvent en employant des méthodes violentes comme en Indonésie ou en Colombie avec l’aide de forces paramilitaires perpétrant de véritables massacres de populations.
    Si la solution des agro carburants n’est pas favorable au climat, elle l’est à peine pour l’énergie, sauf si l’on réalise les plans pharaoniques qui sont élaborés actuellement pour le développement des agro carburants en Afrique, en Asie et en Amérique Latine. Il s’agit de consacrer des centaines de millions d’hectares à la culture de la canne à sucre ou de plantes oléagineuses telles que la palme, le soja et le jatropha. Ce dernier, en principe, pousse dans les régions arides et pourrait être une solution qui n’utiliserait pas les terres productrices d’aliments. Mais les multinationales de l’agro business prévoient de développer sa culture en Afrique dans des régions fertiles, parce que son rendement en huile serait bien meilleur. Ces plans de monocultures sont très graves, parce que, s’ils se réalisent, cela signifie une destruction massive de la biodiversité et des sols, à cause des pesticides et des fertilisants, la pollution des eaux et l’assèchement. On peut considérer que c’est une véritable catastrophe du point de vue des milieux ambiants : disparitions des forêts, de zones actuellement productrices de cultures vivrières et expulsion, selon les estimations, de 60 millions de petits paysans. Avec toutes les conséquences en termes de migrations vers les centres urbains. En fait, l’insistance que l’on met à développer les agro carburants est plus liée au profit à court terme et à moyen terme des multinationales.
    Tout ceci a également des effets sur les droits des peuples, notamment le droit aux ressources naturelles, le droit à la souveraineté énergétique, le droit à une agriculture paysanne, le droit à l’alimentation, le droit au territoire dans un sens un peu différent que celui défini par l’article III de la Déclaration d’Alger, le droit écologique (art. XVI) et le droit des peuples indigènes.

    Le deuxième aspect de la crise structurelle est la crise climatique. Elle a des effets parallèles à la crise énergétique. Elle est provoquée par l’émission de gaz à effet de serre qui se répand dans l’atmosphère de façon de plus en plus importante. En 2007, malgré les efforts accomplis, l’augmentation de CO2 dans l’atmosphère a été de 2 %. L’augmentation des gaz à effet de serre s’est particulièrement développée à partir des années ’70, coïncidant avec l’époque néolibérale du capitalisme mondial. Il en est de même de l’augmentation de la température qui entame une forte courbe ascendante à partir des années ’70 également. Les conséquences à long terme sont certainement beaucoup plus graves que ce qu’en disent les pouvoirs en place actuellement. A titre d’exemple, on peut citer l’augmentation du niveau des mers. Parmi les phénomènes  les plus marquants se retrouve la fonte des glaciers et de la banquise, mais aussi l’affaiblissement de l’efficacité des puits de carbone que sont les forêts et les océans. Ils perdent leur capacité d’absorption. Les forêts originelles, dont le total des superficies est estimé à 418 millions d’hectares, sont progressivement détruites à raison de 15 millions d’hectares par an. La capacité d’absorption du CO2 des océans diminue à cause de l’augmentation de la température des eaux.
    Nous sommes donc confrontés au double phénomène de l’augmentation de la production des gaz à effet de serre et du CO2 et à la diminution de leur absorption par les forêts et les océans. Les effets sont inquiétants pour l’avenir proche : pression sur la biodiversité, disparition de certaines espèces végétales et animales. Des experts du GIEC, le groupe international des spécialistes du climat estiment que si la température augmente de 2, 5 ° centigrades, entre 20 et 30 % des espèces vont disparaître ainsi que des ressources naturelles dont dispose l’humanité. Ils viennent de revoir leurs calculs en 2009, et parlent d’un centigrade.
    Il y a également des effets économiques, car déjà maintenant, l’augmentation du niveau des mers provoque la disparition des espèces dans le Pacifique, des risques accrues d’ inondations de certaines régions comme au Bangladesh qui est menacé de perdre 17 % de son territoire, alors qu’ailleurs l’augmentation de la chaleur provoque une crise hydrique de plus en plus accentuée comme au Sahel ou en Asie centrale. On a aussi calculé par exemple que si la température augmentait d’un degré, l’Inde risquait une perte de 40 % de la production de riz et il y a encore bien d’autres exemples.
    Avec les accords de Kyoto, nous avons assisté à la constitution d’une institution vraiment dans la ligne de la logique du capitalisme pour soi disant résoudre les problèmes climatiques, ce sont les fameuses «bourses de carbone» avec la possibilité de pouvoir continuer à polluer à condition de financer des projets de reforestation en Europe de l’Est ou dans les pays du tiers monde. Il s’agit là d’une mystification. Ainsi, les plantations d’eucalyptus qui assèchent les sols et sont au Minas Gerais utilisées pour faire du charbon de bois pour l’industrie sidérurgique de cet Etat. Le bois est brûlé sur place, envoyant ainsi une énorme quantité de CO2 dans l’atmosphère. Or, cela entre dans les accords de Kyoto, en tant que reforestation et le résultat est encore plus d’ émission de CO2. Un autre exemple est l’utilisation des OGM, par des entreprises multinationales étrangères, notamment en Chine, pour pouvoir participer à la bourse de CO2, sous prétexte d’une plus grande efficacité productive.
    Il y a également des effets socio politiques très importants (rapport de Nicolas Stern, de la Banque mondiale). Si la situation ne change pas, il pourrait y avoir à la moitié du siècle, entre 150 et 200 millions de migrants climatiques, c’est-à-dire ne pouvant plus vivre sur leur propre sol, avec toutes les conséquences sociales prévisibles, comme le mur qui est en train de se construire entre l’Inde et le Bangladesh pour éviter cette émigration. Pour les droits des peuples sont en jeu le droit à la biodiversité, le droit aux savoirs traditionnels, le droit à la migration, le droit à la planification pour résoudre ces problèmes.

    La crise sociale résulte de l’ensemble de ces facteurs. C’est le modèle lui-même d’une croissance spectaculaire de 20 % de la population qui en est le fruit. Il est plus avantageux pour le capital et son accumulation de produire des biens sophistiqués pour 20 % de la population que de produire des biens essentiels pour le reste de la population qui a peu ou pas de pouvoir d’achat. Ce n’est pas le résultat d’un accident, ce n’est pas un problème de retard dans le développement. C’est un problème généré par la logique même du système capitaliste.
    Par rapport aux droits des peuples nous nous trouvons face à l’ensemble des droits précédemment évoqués, plus le droit à la vie pour la majorité de la population mondiale. La conclusion, est que tous ces droits sont liés à un devoir fondamental de transformation du système économique, la nécessité d’alternatives et pas seulement de régulations des crises telles que le présente aujourd’hui le G20. Et ceci finalement aboutit à un droit, difficile à exprimer sous une forme juridique, le droit au socialisme.

    Houtart, François

    en:

    <strong>Léo Matarasso,
    Seminario del 6 dicembre 2008, Cedetim, Parigi
    Editore Bine, Milano, 2009</strong>

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