Edmond Jouve
en Peuples/Popoli/Peoples/Pueblos n. 4 (Mai 1984)
Des initiatives pour combler ce vide ont pourtant été prises. En 1945-1946, les vainqueurs de la seconde guerre mondiale ont confié à deux juridictions ad hoc – les tribunaux de Nuremberg et de Tokyo – la mission de juger les grands criminels de guerre allemands et japonais. «Un cycle d’avenir» a été ouvert. Jean Paul Sartre le rappellera quand viendra le temps des tribunaux d’opinion.
La guerre du Vietnam sera l’accoucheuse du plus grand d’entre eux. Un homme jettera tout son crédit dans la bataille: le philosophe et mathématicien britannique Bertrand Russell. Avec d’autres, il créera un Tribunal international contre les crimes de guerre commis au Vietnam. Ses travaux atteindront la conscience universelle.
Le succès de l’entreprise conduira l’un de ses plus ardents artisans, le sénateur italien Lelio Basso, à réunir, de 1973 à 1975, un tribunal Russell II.
Il aura à connaître les violations des droits pratiqués par les dictatures d’Amérique Latine. Pour juger des atteintes les plus caractérisées aux droits des peuples, partout dans le monde, il fallait inventer d’autres moyens.
Le Tribunal permanent des peuples, créé à Bologne en 1979, répond à ce souci. D’ores et déjà, il a tenu dix sessions et rendu deux avis consultatifs et huit sentences. Présidé par le professeur François Rigaux, il compte cinq prix Nobel parmi ses cinquante-sept membres. Le Tribunal statue en droit.
Il fonde ses décisions sur les instruments juridiques des Nations Unies et d’autres organisations internationales, mais aussi sur un texte spécifique: la Déclaration universelle des droits des peuples adoptée le 4 juillet 1976, à Alger, par la conférence internationale réunie à l’initiative de la Fondation Lelio Basso.
Ce texte-manifeste proclame notamment que «tous les peuples du monde ont un droit égal à la liberté, le droit de s’affranchir de tout ingérence étrangère et de se donner le gouvernement de leur choix, le droit, s’ils sont asservis, de lutter pour leur libération, le droit de bénéficier, dans leur lutte, de l’assistance des autres peuples». Le Tribunal permanent des peuples a reçu la mission de vérifier s’il y a adéquation entre les droits ainsi reconnus aux peuples et l’exercice qu’ils peuvent en faire.
Le Tribunal entend les peuples eux-mêmes par la voix de leurs représentants. Ainsi peut-il être saisi non seulement par les instances gouvernementales et internationales classiques, mais aussi par une organisation non gouvernementale, un mouvement de libération nationale, un groupe politique, un syndicat, un groupe de particuliers.
Dans l’affaire du Sahara occidental (Bruxelles, 11 novembre 1979), la demande d’avis émanait du Front Polisario. Dans celle de l’Erythrée (Milan, 26 mai 1980), elle provenait du Front de libération de l’Erythrée (F.L.E.) et du Front populaire de libération de l’Erythrée (F.P.L.E.). Dans le cas d’El Salvador (Mexico, 11 février 1981), la plainte avait été déposée par la présidente de la Commission des droits de l’homme de ce pays, Marianella Garcia Villas, récemment assassinée. La requête relative à l’Afghanistan (Stockholm, 3 mai 1981) a été introduite par des personnalités internationales.
L’œuvre créatrice
Au cours de ses quatre années d’existence, le Tribunal n’a cessé de faire œuvre de créativité juridique. Par exemple, il a appliqué le droit de libre détermination, mais il n’a pas voulu le limiter au seul droit de la décolonisation. Dans le cas de l’Argentine (Genève, 4 mai 1980) il s’est déclaré partisan de l’affirmation du «droit à l’autodétermination politique à l’encontre même de structures étatiques oppressives».
De la manière la plus classique, il a estimé que le peuple Maubere était victime du crime de génocide (Timor Oriental, Lisbonne, 21 juin 1980) mais, dans l’affaire d’El Salvador, il s’est éloigné de la convention sur la prévention et la répression du génocide en condamnant le gouvernement de la junte militaire pour tentative de «destruction de un groupe de personnes en raison de leurs opinions politiques ou de leur opposition, actuelle ou potentielle».
En s’écartant de l’article 2, § 4 de la Charte des Nations unies, mais en se situant dans la ligne de certaines de ses résolutions, le Tribunal a légitimé des recours à la force. Comme cela avait été le cas pour El Salvador («le peuple d’El Salvador exerce légitimement son droit à l’insurrection»), la récente sentence relative au Guatemala (Madrid, 31 janvier 1983) dispose que le peuple de ce pays «a le droit d’exercer toutes les formes de résistance, y compris la lutte armée, à travers ses organisations représentatives».
Le Tribunal ne se borne pas à condamner des violations commises par les Etats. Dans l’affaire des Philippines et du peuple bangsa moro (Anvers, 3 novembre 1980), il a blâmé «un ensemble de sociétés multinationales américaines, japonaises et européennes» pour leur rôle dans la violation des droits souverains des peuples philippin et bangsa moro. Il a aussi dénié toute légitimité au gouvernement Marcos. Dans l’affaire du Zaire (Rotterdam, 2 septembre 1982), il n’a pas craint de condamner le président Mobutu.
Un droit des peuples est donc en train de naître. Le Tribunal permanent des peuples en favorise l’avènement. Mais ce droit nouveau souffre des rivalités qui l’opposent à l’Etat, en particulier à l’Etat «nouveau». Celui-ci -issu trop souvent d’un peuple qui a mal tourné- ne lui facilite pas la tâche.
L’Etat et ses grands prêtres cherchent chicane aux Tribunaux d’opinion et au droit des peuples qu’ils sécrètent. Ils contestent leur légitimité au nom du sacro-saint principe rappelé à Sartre par le général de Gaulle, en 1967: «Toute justice n’appartient qu’à l’État. L’objectivité des tribunaux d’opinion est aussi suspectée en raison de la difficile mise en œuvre des droits de la défense.
Pourtant, difficilement, mais sûrement, le droit des peuples marque des points. Le Tribunal permanent des peuples est apparu, selon la belle formule d’Antonio Cassese, comme un «catalyseur d’opinion», a offert une tribune aux peuples. Il a commencé à parler à la conscience humaine universelle et celle-ci a commencé à l’entendre.
Hors de la clandestinité
Il arrive aussi que cette «émergence d’une conscience toute neuve des peuples» ait des retombées sur les Etats eux-mêmes. Les Etats africains en ont fourni le meilleur exemple en adoptant à Nairobi, le juin 1981, la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples. L’Organisation de l’unité africaine et la sous-commission des droits de l’homme de l’ONU à Genève ont aussi utilisé les travaux du Tribunal permanent des peuples.
Sur ses traces, ou celles du Tribunal Russell, d’autres juridictions ont fleuri. Au mois de mars dernier, à Tokyo, un Tribunal international des peuple a fait porter ses investigations sur l’invasion du Liban par Israël. L’idée lancée par Bertrand Russell, en 1966, s’est donc révélée féconde. Quelles que soient leurs maladresses ou leurs ambiguïtés, ces tentatives contribuent à faire sortir le concept de peuple de la clandestinité dans laquelle, trop souvent, on souhaite le confiner.
Est-il de meilleur hommage: la doctrine juridique commence à s’intéresser à lui et à le reconnaître? L’un de ses membres les plus éminents – René-Jean Dupuy, professeur au Collège de France – faisait observer, dans son cours général de droit international de La Haye, 1981, que le peuple est «en train de devenir – si ce n’est déjà été un «sujet» de droit international (expression classique qui cadre mal avec un phénomène de libération), disons plutôt un agent du droit des gens». Le peuple n’est plus tout à fait un mal-aimé. Il peut grandir.
en: Peuples/Popoli/Peoples/Pueblos n. 4 (Mai 1984)