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Le rôle et l’action des tribunaux d’opinion en faveur du droit des peuples

    Léo Matarasso

    en Cahier du GEMDEV n° 4 (Où en est le droit des peuples?), juin 1985

    Si j’ai choisi ce sujet, c’est, je pense, parce que je peux vous apporter quelques informations disons de caractère anecdotique plus que de caractère approfondi de philosophie juridique car j’ai été moi-même mêlé d’assez près à un certain nombre d’initiatives non étatiques en faveur du droit des peuples.
    La première initiative à laquelle j’ai pris une certaine part était l’élaboration de la structure du Tribunal Russel I sur les crimes de guerre américains au Vietnam. Il y avait eu, au préalable, diverses tentatives de formation de tribunaux d’opinion, mais ils s’étaient constitués de façon un peu informelle et un peu vague et je pense ainsi que le Tribunal Russel sur les crimes américains au Vietnam a été la première tentative sérieuse d’élaborer un tribunal d’opinion crédible et pouvant s’appuyer à la fois sur des constatations de faits sérieuses et sur une argumentation juridique solide. Le Tribunal Russel sur le Vietnam a été suivi quelques années après par un deuxième Tribunal Russel sur l’Amérique Latine qui a tenu trois sessions et qui est allé beaucoup plus loin dans les analyses de fait et dans les analyses juridiques puisqu’à propos de situations en Amérique Latine, il a prononcé des condamnations non seulement contre les gouvernements dictatoriaux en place, mais aussi contre les sociétés multinationales et contre la politique des Etats-Unis.
    Et puis enfin, en 1979, nous avons été quelques-uns à prendre l’initiative de constituer un Tribunal permanent des peuples, composé d’une soixantaine de membres, et dont on en choisit onze pour chaque session. Nous avons pensé qu’il fallait assurer justement une institution permanente qui, au nom de l’opinion publique et sans aucun mandat étatique ou gouvernemental, se prononce sur un certain nombre de situations. Le Tribunal Permanent des Peuples, comme l’a rappelé Edmond Jouve dans son introduction, a déjà tenu près de douze ou treize sessions, une dizaine d’entre elles ont été publiées dans la collection que dirige E. Jouve chez Berger Levrault et la session sur le génocide du peuple arménien a été publié, récemment, chez Flammarion.

    Un certain nombre de questions se sont posées à nous dès le début du Tribunal Russel sur le Vietnam, et c’est plutôt de façon pragmatique qu’elles ont été résolues.
    La première était de savoir si on devait faire une mission d’enquête ou un véritable tribunal qui confronte les faits avec les règles de droit et prononce une condamnation bien qu’il n’ait aucun pouvoir de prendre des sanctions. C’est une condamnation morale, politique et juridique au nom de l’opinion publique.
    J’ai beaucoup insisté pour que le tribunal sur le Vietnam soit une simple commission d’enquête et ne s’arroge pas le titre de tribunal mais, finalement, la majorité de ceux qui ont constitué ce tribunal ont admis qu’il devait fonctionner comme un tribunal et prononcer des condamnations en confrontant les faits étudiés et le droit.
    La deuxième question qui se posait était de savoir si pouvait être crédible un tribunal composé de juges convaincus à l’avance.
    En effet, la plupart des juges qui composaient le Tribunal Russel, présidé par J.P. Sartre, assisté de L. Schwartz, V. Dedijer, étaient des juges qui étaient convaincus de la réalité des crimes américains commis au Vietnam. Cet argument était un peu analogue à celui qui avait été avancé contre le Tribunal de Nuremberg après la dernière guerre, quand on disait qu’il était le tribunal des vainqueurs qui jugent les vaincus, et donc, dont les membres étaient convaincus à l’avance. On répond à cet argument que le fait qu’on soit convaincu de la justesse d’une cause n’empêche pas d’examiner scrupuleusement les faits dans des séances publiques, avec des documents qui sont rendus publics et de les confronter avec un droit qui est préexistant au fait; et c’est dans la manière où le tribunal fonctionnait de façon sérieuse, de façon objective qu’il trouvait sa crédibilité, même s’il était composé de gens qui ne dissimulaient pas leur sympathie pour la victime, c’est-à-dire pour le peuple vietnamien.
    La troisième question qui se posait était une question de légitimité.
    Est-il légitime que de simples citoyens sans aucun mandat s’arrogent le droit de rendre la justice; la justice, la encore disaiton, est le privilège de l’Etat; ce problème a d’ailleurs pris une certaine tournure pratique lorsque, dans le cadre du Tribunal Russel sur le Vietnam qui devait se tenir à Paris, des membres du Tribunal se sont vu refuser des visas quinze jours avant le début de la session. A ce moment-là, J.P. Sartre a écrit une lettre au Président De Gaulle dans laquelle, s’étonnant de cela, il demandait la délivrance des visas. De Gaulle répondit par une lettre fameuse où il était dit que, bien que partageant les opinions de ceux qui vont organiser ce Tribunal, il ne pensait pas que de simples particuliers puissent s’arroger le droit de rendre la justice, ce droit appartenant à l’Etat.
    Sartre a répondu plus tard dans le “Nouvel Observateur” en disant qu’ils ne prononceront aucune sanction, qu’ils sont des hommes libres, et constateront que certains faits sont commis, qu’ils les confronteront avec les règles du droit et que tout citoyen a le droit de le faire; mais malgré cela il nous a fallu d’urgence chercher une solution de repli et nous avons pu tenir la première session à Stockholm et la deuxième à Copenhague.
    Une autre question qui se posait aux membres du Tribunal Russel était de savoir quel était le droit applicable. Est-ce que le Tribunal Russel allait innover, créer lui-même un droit? Un tribunal ne peut pas être créateur de droit; il est à la rigueur créateur de jurisprudence, qui est, certes, il est vrai, une forme de droit ; la réponse a d’ailleurs été formelle et a aussi été exprimée par Sartre: il ne fallait pas innover sur le plan juridique, mais il fallait appliquer les règles du droit pénal international telles qu’elles existent et principalement les trois crimes de la fameuse trilogie de Nuremberg: les crimes contre la paix, les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité. Cela fait partie du droit international positif non seulement en raison de la sentence de Nuremberg, mais en raison du fait que la sentence de Nuremberg a fait ensuite l’objet d’une résolution unanime des Nations Unies et, effectivement, on a appliqué de très près les dispositions du statut de Nuremberg. Toutefois, comme l’a fait remarquer Lélio Basso dans son rapport final récapitulatif, il y avait des notions qui avaient évolué depuis, et notamment la théorie de l’agression avait fait un certain nombre de progrès, mais ces progrès avaient été faits dans le cadre du droit international; on innovait, mais on appliquait un droit, tel qu’il avait évolué.
    Une autre question se posait: quelle était la procédure applicable? Dans le statut de Nuremberg, il était dit que le Tribunal de Nuremberg adoptait une procédure très simple, qu’il décidait lui-même de la valeur des moyens de preuve et de la façon dont les débats se dérouleraient. Nous avons agi de la même façon.
    Mais des difficultés ont surgi, surtout de la part des membres non juristes du tribunal; ils étaient toujours soucieux et avaient très peur de faire quelque chose qui n’était pas suffisamment juridique; par exemple pour l’interrogatoire des témoins. Dans le droit anglo-saxon, surtout dans le droit américain, les témoins sont interrogés respectivement par l’une et l’autre des parties, l’accusation et la défense, et le président se borne à arbitrer et à déclarer si telle question est recevable ou ne l’est pas; dans le droit français et dans la procédure criminelle des assises, c’est le président des assises seul qui pose des questions et les autres parties peuvent en poser ultérieurement, mais enfin c’est lui qui interroge.
    Finalement, nous avons décidé que l’on procéderait d’une façon qui ne serait ni l’une ni l’autre; chaque témoin ferait sa déposition et après la déposition, chaque témoin, chaque membre du tribunal aurait le droit de lui poser des questions, et cela a donné lieu à des débats très vivants et très animés.
    Une dernière question se posait, c’était la question de la défense des Etats-Unis. Est-ce que les Etats-Unis pouvaient être jugés sans être défendus? Il avait été prévu initialement que l’on inviterait les Etats-Unis à formuler des observations éventuelles, à désigner quelqu’un pour exposer le point de vue des Etats-Unis. Bien sûr, ces invitations renouvelées n’ont pas eu de réponse, si ce n’est une fois que le tribunal était en place, une réponse très insolente du secrétaire d’Etat de l’époque, et à laquelle Sartre a répondu d’une façon cinglante. Je ‘entrerai pas dans tous ces détails mais, quoi qu’il en soit, il a été entendu que l’on examinerait en détail toutes les publications officielles américaines justifiant du point de vue juridique l’intervention au Vietnam. Tous ces documents ont été distribués aux membres du tribunal et, par conséquent, on peut dire que leur théorie a été exposée dans des rapports divers, donc à aucun moment le point de vue américain n’a été passé sous silence, malgré l’absence des Etats-Unis. De ces enseignements, ont tenu compte le Tribunal Russel II sur l’Amérique Latine; et surtout, le Tribunal Permanent des Peuples qui, lui, a un statut beaucoup plus détaillé que la charte du Tribunal Russel I, mais qui n’a fait que consacrer l’expérience acquise par le premier Tribunal Russel sur le Vietnam, et dont le préambule répond à la question de la légitimité; dans son article trois, il est indiqué quel est le droit applicable, et ses articles quinze et seize indiquent la façon dont l’Etat mis en cause ou les personnes mises en cause peuvent faire valoir leur point de vue.
    Peut-on dire que ces tribunaux d’opinion aient apporté un enrichissement au droit des peuples? Ils ont, je crois, beaucoup contribué à faire prendre conscience de l’existence d’un droit des peuples et, dans une matière d’ailleurs où il y a une carence étatique, une carence des institutions internationales, mais je crois qu’ils ont été un porte-parole, une tribune pour un droit des peuples, et je crois que, de ce point de vue, on peut leur rendre incontestablement hommage.

    Matarasso, Léo
    en: Cahier du GEMDEV n° 4 (Où en est le droit des peuples?), juin 1985

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