Aller au contenu

Les tribunaux d’opinion et le tribunal permanent des peuples

    Luis Moita

    en JANUS.NET, e-Journal of International Relations

    Bien qu’elle ne soit pas toujours très connue, l’existence des “tribunaux d’opinion” est une réalité depuis quelques décennies. En règle générale, ils agissent dans l’arène internationale. Même lorsqu’ils traitent de questions internes à un pays particulier, ils abordent des questions mondiales et les échos de leurs délibérations dépassent les frontières nationales. L’objectif de cet article est de mener une réflexion critique sur la nature et le rôle des tribunaux d’opinion, en particulier le Tribunal permanent des peuples, créé à Bologne en 1979. Cette réflexion s’inscrit dans le cadre d’un projet de recherche sur la juridiction internationale mené par OBSERVARE, l’unité de recherche en relations internationales de l’Universidade Autonoma de Lisboa (1).
    Le terme “tribunal d’opinion” englobe deux concepts : l’idée de “tribunal” est immédiatement associée à l’application de la justice fondée sur une norme juridique ; le concept d'”opinion” renvoie à l’idée quelque peu diffuse d’opinion publique, dans laquelle se manifestent des sentiments collectifs, des tendances d’idées largement partagées et des croyances soulignées avec insistance en public. Il existe une dialectique particulière entre le droit et l’opinion publique – dans notre cas, entre le droit national et international et l’opinion publique internationale. En raison de leur caractère impératif, mais aussi de leurs lacunes, les lois appliquées par les tribunaux influencent l’opinion publique, en projetant sur elle leurs valeurs, en diffusant des règles de conduite et en favorisant le consensus autour de principes communément acceptés, laissant parfois des questions en suspens ; à l’inverse, la sensibilité de l’opinion publique montre qu’elle interfère dans la formulation des lois, exige leur application ou réfute leur échec. Comme l’a judicieusement défini un sociologue français des relations internationales :
    L’opinion publique et le droit international ne doivent pas être confondus et ne gagnent rien à l’être. C’est leur inévitable et nécessaire tension qui peut conduire à un peu plus d’équité dans le monde.
    d’équité dans le monde. Si les juristes étaient libérés de la pression de l’opinion publique, ils risqueraient de devenir des techniciens stricts de l’ordre établi. Si l’opinion était livrée à elle-même, elle risquerait d’errer sans fin à la recherche de ses projets : seul le droit peut l’aider à réaliser son idéal en lui fournissant le personnel et les institutions d’un monde nouveau. Il est donc de l’intérêt de la communauté des hommes que le dialogue entre le droit international et l’opinion publique ne cesse jamais.
    (Merle, 1985 : 97).
    Après avoir accepté ce point de vue, une précision préalable s’impose encore : il ne faut pas percevoir le “tribunal d’opinion” comme un procès mené par l’opinion publique. La notion d’opinion publique est trop volatile pour soutenir la cohérence d’un jugement fondé, dépassionné et pondéré. La justice ne peut être à la merci des émotions de l’opinion courante ou des vicissitudes des opinions publiées. Les procédures judiciaires, dans leur rigueur et leur complexité technique, dans leur lien avec la législation en vigueur, dans leur respect des garanties des accusés, ne sont pas comparables aux perceptions et aux préférences flottantes, aussi répandues soient-elles. Cela n’empêche pas, bien au contraire, de rassembler des consensus autour de certains principes, afin d’anticiper des normes non encore légiférées qui pourront ensuite être appliquées légalement, ou de protester contre l’application insuffisante des lois internationales, ou encore de combler les vides juridiques ou les omissions institutionnelles responsables de l’impunité des criminels.

    Mouvements d’opinion et décisions de justice
    L’histoire du vingtième siècle est parsemée d’exemples de mouvements d’opinion qui ont agi comme une conscience critique à l’égard d’actes controversés dans l’application de la justice. Parfois, leur impact s’est limité à des cercles restreints d’élites informées. Dans d’autres cas, ils ont eu un long écho dans l’opinion publique. Il convient de rappeler quelques cas emblématiques qui ont constitué des moments symboliques de la dialectique entre l’application de la loi et l’opinion publique internationale.

    À la fin du XIXe siècle, la célèbre affaire Dreyfus a secoué l’opinion publique française et internationale, avec la particularité de révéler des réactions perverses d’antisémitisme et de déclencher de véhémentes protestations qui ont ensuite permis de rendre justice. Alfred Dreyfus, officier d’origine juive, a occupé des postes à responsabilité dans l’armée française et a été accusé en 1895 d’espionnage en faveur de l’Allemagne, alors que les rancœurs de la guerre franco-prussienne se faisaient encore sentir. Après avoir été dépossédé de son poste et déporté sur une île lointaine, Dreyfus a toujours clamé son innocence et son cas a soulevé une vague d’indignation qui a permis de lui rendre sa crédibilité.

    Quelques décennies plus tard, les États-Unis sont secoués par une formidable erreur judiciaire qui conduit à la condamnation à mort de Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti. Ces deux immigrés italiens, anarchistes, porteurs d’armes illégales, ont été soupçonnés de meurtre et de vol, arrêtés en 1920 et condamnés en justice pour meurtre, malgré l’absence de preuves et l’appel massif contre leur condamnation : des comités de solidarité ont été créés, de grandes manifestations ont eu lieu dans plusieurs pays et d’éminentes personnalités internationales ont réclamé leur libération. Tout fut vain et Sacco et Vanzetti furent exécutés sur la chaise électrique sept ans plus tard. Il faudra attendre 1973 pour que la vérité soit officiellement rétablie et que la mémoire des deux anarchistes soit réhabilitée à titre posthume.

    Entre-temps, la montée du national-socialisme en Allemagne connaît un épisode dramatique qui marque à la fois la prise de pouvoir croissante d’Hitler et la haine anticommuniste de son régime : l’incendie du Reichstag – le palais du Parlement de Berlin – en février 1933. L’enquête nazie a permis d’identifier un suspect, un jeune Néerlandais de gauche qui a fini par être condamné à mort, et la faute a été attribuée aux communistes, ce qui a entraîné l’arrestation de plusieurs milliers de personnes qui résistaient au nazisme. Cependant, en septembre de la même année, la “Commission légale d’enquête sur l’incendie du Reichstag” est créée à Londres et organise un contre-enquête qui conclut à la culpabilité probable des dirigeants nazis (2).

    Entre 1936 et 1938, les procès de Moscou déclenchent d’importantes répercussions internationales. Sur ordre de Staline, une purge massive est menée qui tue physiquement la majeure partie de l’élite soviétique. Suite à de fausses plaintes ou à des “aveux” de complaisance, les tribunaux prononcent des sentences impitoyables contre la classe dirigeante, notamment contre Trotsky et ses partisans. La gauche européenne réagit avec ambiguïté aux événements, malgré les critiques sévères de personnes comme le poète surréaliste André Breton et le marxiste Victor Serge ; une commission d’enquête internationale est créée aux États-Unis, présidée par le prestigieux philosophe de la morale John Dewey, qui conclut à l’innocence de Trotsky, malgré le fait que la majorité des membres de la commission se distancie de ses idées (3).

    Un autre procès, également aux États-Unis, qui a suscité un vif émoi international est celui du couple Rosenberg après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ils étaient accusés d’avoir espionné le programme nucléaire en faveur de l’URSS, ce qui aurait permis à cette dernière d’accélérer la production de la bombe atomique. Jugés en 1951 et exécutés en 1953, Julius et Ethel Rosenberg étaient des juifs sympathisants du communisme et, aujourd’hui encore, leur culpabilité fait l’objet de controverses, notamment celle de sa femme Ethel. De nombreuses personnalités mondiales, telles qu’Einstein, Pie XII, Sartre et Brecht, ont protesté contre la sentence, dénonçant l’anticommunisme primaire et l’antisémitisme latent, et demandant la clémence pour un couple qui a été condamné sans preuves concluantes.

    Dans leur force symbolique, tous les cas mentionnés ci-dessus illustrent la tension entre l’application des normes juridiques et l’opinion publique internationale, ainsi qu’entre les organes formels qui détiennent l’autorité judiciaire et les organes informels qui la contestent. Comme une sorte de dialogue ou de confrontation entre pouvoirs et contre-pouvoirs, une opposition et une complémentarité dialectiques entre les jugements juridiques et les courants d’opinion émergent. L’application de la justice, aussi faillible soit-elle, vulnérable à toutes sortes d’abus, ne se limite pas à la juridiction des tribunaux et s’étend à la capacité sociale de protestation, ce qui ne signifie pas que cette dernière ait une garantie d’avoir raison ou une prérogative de “supériorité morale”. Par action ou par omission, que ce soit en raison d’un déficit d’interprétation ou d’un vide juridique, le droit, et surtout le droit international, ne répond pas toujours aux exigences de situations humaines complexes. D’où cette apparente nécessité historique de créer des moments de correction, de réhabilitation et de contestation comme antidote à la perversion potentielle de la justice causée par ses propres agents.

    C’est peut-être ce même besoin de rendre justice en dehors des structures conventionnelles qui conduit à la création d’organes spéciaux lorsque les tribunaux ordinaires ne semblent pas être les lieux les plus appropriés pour juger des comportements collectifs ou individuels, comme c’est le cas des commissions de vérité et de réconciliation. Il existe des initiatives connues dans ce domaine, comme l’Afrique du Sud post-apartheid ou les sociétés latino-américaines après les dictatures militaires. Cherchant à éviter les règlements de comptes susceptibles de rouvrir les blessures du passé, mais aussi à considérer comme inadmissible l’impunité des responsables des crimes commis, ces commissions ont eu pour rôle de préserver la mémoire des faits et de déterminer la responsabilité des acteurs politiques, dans le but d’obtenir la reconnaissance, la révélation, le pardon et la réconciliation, et non pas tant la punition. Dans ces cas, c’est la sagesse de la phase de transition en vue de la consolidation de la démocratie qui prévaut, plus que l’application mécanique des lois pénales.

    Un processus similaire a eu lieu au Rwanda comme thérapie contre le souvenir du tragique génocide des Tutsis perpétré par les milices hutues entre avril et juin 1994, qui a tué plus de 800 000 Rwandais et contraint près de deux millions de personnes à fuir. Un tribunal international spécial a été créé pour inculper les responsables de ces crimes, mais un grand nombre de prisonniers, plus de 100 000, sont restés dans le pays, raison pour laquelle les tribunaux officiels n’ont pas été en mesure de poursuivre toutes les affaires. Le gouvernement local a encouragé le recours à l’institution traditionnelle de résolution des conflits – appelée Gacaca – comme moyen de mobiliser la population pour l’accomplissement de la justice, en mettant l’accent sur le rôle des anciens et la fonction d’intégration sociale, selon les meilleures traditions africaines.

    Les exemples susmentionnés témoignent de la variété des moyens utilisés pour trouver des solutions permettant de remettre en question ou de compléter le rôle des systèmes judiciaires établis, que ce soit par le biais de mouvements d’opinion, de commissions d’enquête internationales, de commissions vérité et réconciliation ou de pratiques coutumières, dans le cadre de la tension susmentionnée entre la loi et l’opinion publique. En définitive, cette action peut même être menée par des individus, comme le montre le cas particulier du blog du grand juriste américain Richard Falk, l’un des noms les plus influents dans le domaine du droit international (4). Ce blog, qu’il a créé le jour de ses 80 ans, est un dépôt impressionnant de sa pensée indépendante et critique sur les questions juridiques et politiques, avec un titre qui est, en soi, un programme : La justice mondiale au 21e siècle.

    Juridictions internationales et tribunaux d’opinion
    Pendant des siècles, le droit international a été régi par des traités conclus entre deux ou plusieurs États qui, en dépit de la nature juridique de la relation établie, n’étaient que moralement obligés d’en respecter les dispositions, sans l’existence stricte d’une juridiction internationale dotée d’instruments pour en assurer le respect et, si nécessaire, par des mesures d’exécution. Cependant, en 1899, une Cour permanente d’arbitrage a été créée à la suite d’une conférence internationale de La Haye et, bien qu’il existât déjà une Cour permanente de justice internationale établie en vertu du Pacte de la Société des Nations, ce n’est qu’en 1946 que la Cour internationale de justice, basée à La Haye, a commencé à fonctionner dans le cadre multilatéral des Nations unies. Son rôle était clairement défini : résoudre les conflits entre États. La Cour européenne des droits de l’homme, basée à Strasbourg, créée en 1959 par le Conseil de l’Europe, avait un objectif différent. Beaucoup plus tard, en 2002, après l’adoption de ses statuts à Rome, a été créée la Cour pénale internationale, basée elle aussi dans la capitale des Pays-Bas, qui se distingue de la CIJ par sa capacité à juger des individus accusés d’agression, de génocide, de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité.

    Entre-temps, à l’initiative du Conseil de sécurité des Nations unies, trois autres tribunaux ont été créés pour juger des situations concrètes ponctuelles : le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, créé en mai 1993, le Tribunal pénal international pour le Rwanda, mis en place en novembre 1994, et le Tribunal spécial pour la Sierra Leone, créé en 2000 (5), destinés à juger les crimes de génocide, les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité dans ces pays. D’une certaine manière, il s’agit de véritables répliques des tribunaux spéciaux mis en place immédiatement après la guerre de 1939-45 pour juger les crimes perpétrés par les Allemands et les Japonais, respectivement le Tribunal de Nuremberg et le Tribunal des crimes de guerre de Tokyo. Ces derniers avaient bien sûr des caractéristiques très particulières, puisqu’il s’agissait de tribunaux militaires organisés par les vainqueurs de la guerre ; ils ont fait jurisprudence puisque les décisions étaient fondées sur des normes qui n’avaient pas été légiférées auparavant, remettant ainsi en cause le principe de non-rétroactivité du droit pénal ; ils ont cependant eu le mérite de juger les responsabilités individuelles des dirigeants politiques – qui n’étaient plus à l’abri derrière le régime sous lequel ils exécutaient les ordres – et de condamner des crimes non explicités auparavant, tels que le crime contre la paix, le crime de guerre, le crime de génocide et le crime contre l’humanité.

    Ainsi, nous avons deux types de tribunaux internationaux : les tribunaux d’exception, aux fonctions et pouvoirs ad hoc limités à des situations spécifiques (Nuremberg, Tokyo, ex-Yougoslavie, Rwanda, Sierra Leone…) et les tribunaux réguliers ou permanents – deux à La Haye, la CIJ et la CPI, et la Cour européenne des droits de l’homme – qui sont des éléments stables de l’architecture juridique internationale.

    Les tribunaux d’opinion sont apparus dans une situation totalement différente. On peut douter de la pertinence de cette appellation, comme nous le verrons plus loin. Quoi qu’il en soit, de nombreuses initiatives de citoyens sans mandat officiel ont pris la forme de processus judiciaires pour se prononcer sur des questions où les droits fondamentaux de l’homme sont en jeu. Il s’agit donc d’une sorte de juridiction internationale informelle issue de la société civile et non des pouvoirs établis, dépourvue de force coercitive mais aspirant à sensibiliser l’opinion internationale et les pouvoirs publics grâce à la valeur morale de leurs sentences, qui sont en fait fondées sur le droit international en vigueur.
    Le plus représentatif de ces tribunaux d’opinion est peut-être le Tribunal permanent des peuples (TPP), actif depuis 1979, qui est l’objet central de cette étude. Sa création s’inscrit toutefois dans un contexte qu’il convient de rappeler.

    Le TPP trouve son origine dans une précédente expérience véritablement “fondatrice”, le tribunal international contre les crimes de guerre commis au Vietnam, connu simplement sous le nom de Tribunal Russell (6), qui a été la source d’inspiration de toutes les actions similaires ultérieures. L’initiative a été prise par Lord Bertrand Russell, philosophe, mathématicien et lauréat du prix Nobel de littérature en 1950, qui s’est également distingué comme un militant de la cause de la paix et du désarmement. Il fut rejoint par un groupe de personnes extrêmement prestigieuses, parmi lesquelles un autre grand nom de la pensée du XXe siècle, Jean-Paul Sartre, d’abord réticent, puis convaincu par Simone de Beauvoir, accepta de présider les séances à Londres en 1966. Les travaux ont repris à Stockholm (1967) et finalement à Roskilde, au Danemark, la même année. Elle devait se tenir à Paris, mais le général De Gaulle, alors président de la France, n’y consentit pas, bien qu’il s’opposât à la politique américaine vis-à-vis du Viêt Nam. Dans une lettre adressée à Sartre, il explique que sa décision ne restreint en rien la liberté d’expression, mais fait valoir que “je ne vous apprendrai pas que toute justice, dans son principe et dans son application, appartient exclusivement à l’État “(7) . Il s’agit là d’une question de première importance qui sera abordée plus loin. Dans sa réponse, Sartre définit le fondement de la légitimité du PPT :
    Pourquoi nous sommes-nous nommés nous-mêmes ? C’est précisément parce que personne d’autre ne l’a fait. Seuls les gouvernements ou les peuples auraient pu le faire. Quant aux gouvernements, ils veulent conserver la possibilité de commettre des crimes sans courir le risque d’être jugés ; ils créent donc un organe international habilité à le faire. Quant aux peuples, sauf en cas de révolution, ils ne se dotent pas de tribunaux, raison pour laquelle ils ne pourraient pas nous nommer (8).

    D’une certaine manière, ce premier Tribunal Russell a récupéré le précédent constitué par le Tribunal de Nuremberg (Jouve, 1981 : 670-671 ; Merle, 1985 : 56-59), en traitant une typologie de crimes qui comprenait les crimes contre la paix, les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et le crime de génocide (9), avec la différence essentielle qu’il s’agissait d’un tribunal qui était conscient de ne pas avoir la capacité de coercition physique ou d’édicter des sanctions efficaces.
    Après la mort de Bertrand Russell, un deuxième Tribunal Russell à la structure identique a été convoqué par le sénateur italien Lelio Basso, qui avait intégré le jury du premier et s’était distingué par son intervention. Trois sessions se sont tenues à Rome et à Bruxelles entre 1973 et 1976, consacrées à la dénonciation et à la condamnation des crimes commis par diverses dictatures militaires latino-américaines, notamment le Brésil et le Chili, mais aussi la Bolivie, l’Uruguay, l’Argentine et d’autres pays d’Amérique centrale, avec un impact significatif sur l’opinion publique de ce sous-continent (10). Le nom de Lelio Basso réapparaît plus tard, définitivement lié au Tribunal Permanent des Peuples : il est possible que le contact qu’il entretenait avec les atrocités des dictatures latino-américaines lui ait donné l’intuition : il y a des gouvernements qui sont en guerre contre leur propre peuple, et il faut leur donner la parole, en plus des Etats qui sont censés les représenter.
    Il y a aussi de brèves allusions à un Tribunal Russell III qui se réunit à Francfort en 1978 sur un thème apparemment local – les interdictions professionnelles en Allemagne de l’Ouest – et à un Tribunal Russell IV basé à Rotterdam en 1980 pour dénoncer l'”ethnocide” des peuples amérindiens (Jouve, 1981 : 671).

    Dans ce contexte des sessions du Tribunal Russell, une initiative remarquable aux contours similaires a eu lieu au Portugal en 1977-78 : le Tribunal civique Humberto Delgado (un général opposant au régime de Salazar, assassiné par la PIDE – la police politique de Salazar), créé pour juger les crimes de la dictature au Portugal. Ce fut une expérience brève mais intense, motivée par l’absence de poursuites contre les responsables du régime dictatorial, en particulier la police politique. Il a réuni des personnalités démocratiques prestigieuses (11) et a rendu une décision finale intitulée “Juger la PIDE, condamner le fascisme”.
    Peu après, en 1982, le Tribunal Russell sur le Congo se réunit à Rotterdam pour juger les crimes commis pendant la dictature de Mobutu Sese Seko (12), président du Zaïre. Apparemment, le nom “Tribunal Russell” a été pris comme une “marque” utilisée dans différentes circonstances.
    Parallèlement, l’IPT – Indian Independent People’s Tribunal – également appelé Indian People’s Tribunal on Environment and Human Rights(13), a été créé en 1993, dans la tradition des mouvements populaires traversant la société indienne, en se concentrant sur les questions de droits de l’homme et notamment sur la justice environnementale.

    En 2000, un tribunal d’opinion s’est tenu à Tokyo (minshu hdtei en japonais, qui signifie tribunal populaire) sur les “femmes de réconfort “(14) utilisées dans les bordels militaires : une initiative du réseau Violence against Women in War Network, dont le but était de juger les responsabilités liées à l’enlèvement et à la déportation massive de femmes pour des faveurs sexuelles faites aux soldats japonais dans les territoires occupés par l’expansionnisme japonais dans les années 1930-40. Cette question était bien connue mais avait toujours été passée sous silence, bien qu’elle ait touché des femmes de Corée, de Taiwan, d’Indonésie, du Timor oriental, de Chine et du Vietnam.
    Il est également fait référence à la réunion à Berlin, en 2001, de la Cour des droits de l’homme en psychiatrie (15), également appelée Tribunal Russell, qui a eu la particularité d’avoir conclu ses travaux par un double verdict : un majoritaire qui a considéré l’existence d’une grave violation des droits de l’homme dans la pratique psychiatrique, et un minoritaire qui a juste alerté sur d’éventuelles déviations de la pratique.
    Depuis les années 1998-2000 jusqu’à aujourd’hui, le Tribunal latino-américain de l’eau, également lié à ce que l’on appelle le Tribunal centraméricain de l’eau, a été très actif en menant des activités sur les questions de contamination et de ressources en eau dans un certain nombre de pays de la région. Il y a eu des sessions à Rotterdam en 1983 sur la contamination du bassin fluvial du Rhin, ainsi que celles tenues en 1992 à Amsterdam sur les crimes écologiques dans plusieurs continents, et aussi au Tribunal National de l’Eau à Florianopolis, Brésil, en 1993, sur la contamination minière et les produits pesticides (16). Défendant la démocratisation de la justice environnementale, ces documents latino-américains utilisent le terme de “tribunal éthique” (remarqué pour sa nature) et la catégorie d'”écocide” (pour caractériser les crimes environnementaux).

    L’intervention militaire occidentale en Irak est l’un des événements qui a donné lieu à plusieurs initiatives telles que les tribunaux d’opinion. Un Tribunal mondial sur l’Irak (17) a été créé en 2003 à Bruxelles, également appelé Tribunal de Bruxelles ou Tribunal Brussells (jouant sur la proximité phonétique de Bruxelles avec Russell), confirmant que le Tribunal Russell reste la référence clé. Il a tenu des sessions à Bruxelles et à Istanbul en 2004 et 2005 et a examiné le Projet pour un nouveau siècle américain, des néo-conservateurs américains et l’agression contre l’Irak qui en a résulté. Une session a eu lieu à Lisbonne en 2005, avec la collaboration de plusieurs avocats portugais (18). Par la suite, le Tribunal mondial sur l’Irak est devenu un forum permanent, se transformant en un réseau international “d’universitaires, d’intellectuels et de militants”.
    Depuis 2007, une commission est active en Malaisie pour enquêter sur les crimes de guerre. Elle s’appelle Kuala Lumpur War Crimes Commission (KLWCT), également connue sous le nom de Tribunal des crimes de guerre de Kuala Lumpur, et constitue une alternative à la Cour pénale internationale, jugée inefficace (19). Elle est présidée par l’ancien premier ministre de Malaisie, Mahathir Mohamad et a condamné en 2011 l’intervention en Irak, en accusant personnellement le président Bush et le premier ministre Blair. En 2013, il a accusé l’État israélien du génocide du peuple palestinien.
    Toujours à Bruxelles, le tribunal d’opinion sur la détention d’enfants étrangers dans des centres fermés s’est tenu en 2008 (20). À l’initiative de la coordinatrice des ONG pour les droits de l’enfant, le verdict condamnait symboliquement l’État belge pour violation des conventions internationales en la matière.
    Malgré l’éloignement dans le temps des événements, le tribunal d’opinion s’est réuni en 2009 à Paris sur l’utilisation de l'”Herbicide Orange ” (21) (ou “Agent Orange”), nom d’un puissant défoliant chimique, composé d’un mélange de deux herbicides puissants, utilisé par les Etats-Unis lors de la guerre du Vietnam, dont les impacts se font encore sentir. En tant qu’arme chimique aux effets dévastateurs, ce défoliant est interdit par les conventions internationales. Le tribunal a condamné non seulement le gouvernement américain, mais aussi les entreprises productrices du produit, comme Monsanto Corporation et Dow Chemical.
    L’un des tribunaux d’opinion les plus représentatifs est peut-être le Tribunal Russell sur la Palestine (22), qui a tenu des sessions de 2010 à 2013 à Barcelone, Londres, Le Cap et New York et, plus récemment, une session extraordinaire (septembre 2014) à Bruxelles sur les violations du droit international par Israël à Gaza. En règle générale, cependant, l’objectif n’est pas tant de condamner Israël (les violations du droit international par Israël ne sont que trop connues), mais plutôt de montrer les responsabilités des entités qui soutiennent objectivement Israël dans ses violations du droit international. Il décrit la situation en Israël comme similaire au régime d’apartheid sud-africain et introduit la catégorie de “sociocide” pour caractériser l’atteinte à l’identité palestinienne.
    Par ailleurs, un tribunal “informel” s’est tenu à Venise en septembre 2014 sur la situation en Ukraine (23). Pas tout à fait explicite et même de nature douteuse, il se réclamait également de la tradition de Bertrand Russell. Il a fini par condamner le président américain Obama et le président ukrainien Porochenko, l’OTAN et la Commission européenne, en les accusant de crimes de guerre commis dans l’Est du pays.
    Outre ces initiatives, plusieurs appels à la formation de tribunaux d’opinion selon le modèle de Russell sur une série de questions ont été signalés. Par exemple, à Paris, en 2010, un appel a été lancé en faveur d’un tribunal d’opinion mondial sur le climat et la biodiversité (24), en raison du manque de succès des grandes conférences internationales sur le sujet. L’année suivante, une pétition dont les signataires appelaient à la création d’un tribunal d’opinion pour juger les crimes nucléaires (25) a été lancée, en privilégiant, dans ce cas, les catastrophes nucléaires touchant les civils, comme dans les tragédies de Tchernobyl et de Fukushima.
    Tokyo, Kuala Lumpur, Bruxelles, Rome, Paris, Florianopolis, Rotterdam, Amsterdam, Lisbonne, Venise, Le Cap, New York, Londres, Stockholm, Roskilde, Francfort, Berlin, Istanbul, New Delhi, San José au Costa Rica, La Haye – des villes sur trois continents qui expriment la dispersion culturelle et géographique d’événements que les organisateurs désignent de diverses manières comme des cours, des tribunaux d’opinion, des tribunaux de citoyens, des cours internationales, des cours éthiques, des tribunaux de conscience (26). Cependant, outre leur dispersion géographique et la variété de leurs désignations, ils présentent quelques caractéristiques communes : ce sont des initiatives de la société civile ; ce sont des processus participatifs impliquant des intellectuels et des activistes ; ils sont techniquement fondés sur les normes actuelles de la communauté des nations ; ils cherchent à compenser les lacunes du droit international ou de sa mise en œuvre ; ils dénoncent et condamnent les crimes les plus graves contre les êtres humains et contre les peuples ; ils ont généralement une position idéologique clairement anti-impérialiste et anti-colonialiste ; ils sont porteurs de causes à visée émancipatrice ; ils utilisent des analogies avec les procédures juridiques pour formuler leurs conclusions ; ils visent à sensibiliser l’opinion publique et, par ce biais, à attirer l’attention des pouvoirs en place.

    Le Tribunal Permanent du Peuple (1979-2014)
    Dans ce contexte, le Tribunal Permanent des Peuples (TPP) revêt une importance particulière. Ses principaux aspects sont : Lelio Basso, sénateur de la gauche indépendante italienne, aux positions politiques inhabituelles, avait fait partie du Tribunal Russell I et était l’âme du Tribunal Russell II. Il est mort en 1978, laissant inachevé un projet impliquant trois institutions : la Fondation Lelio Basso, la Ligue internationale pour les droits et la libération des peuples et le Tribunal permanent des peuples. La Fondation a son siège à Rome et existe encore aujourd’hui ; la Ligue, créée en 1976, était un mouvement social étendu et d’action méritoire mais, dans les dernières années du vingtième siècle, ses membres se sont dispersés pour diverses causes ; quant au Tribunal – déjà après la mort de Basso – il n’a été constitué qu’en 1979 dans la ville de Bologne. Son premier président fut François Rigaux, éminent juriste belge et professeur à l’Université catholique de Louvain (27). Le secrétaire général était Gianni Tognoni, un médecin de Milan professionnellement lié aux politiques de santé.
    Cet ensemble d’institutions utilisait une sorte de “magna carta” comme référence : la Déclaration universelle des droits de l’homme (28), proclamée par Lelio Basso à Alger le 4 juillet 1976, jour symbolique marquant les 200 ans de l’indépendance des États-Unis. La Déclaration d’Alger, document ancré dans les valeurs qui émergeaient à l’époque, se caractérisait par quelques traits fondamentaux : elle considère les personnes comme des sujets collectifs de droits, conformément aux approches de l’ONU, complétant ainsi la vision actuelle des droits de l’homme ; elle aborde un nouveau type de droits récemment reconnus, les droits dits de “troisième génération” (en plus des droits civiques-politiques, économiques et sociaux), tels que le droit des peuples à l’existence, à l’identité culturelle, à l’autodétermination politique et économique, le droit au progrès scientifique en tant que patrimoine commun de l’humanité, le droit à la protection de l’environnement et à l’accès aux ressources communes de la planète, et les droits des minorités. En outre, l’esprit de la Déclaration s’inscrivait pleinement dans la revendication d’un “nouvel ordre politique et économique international”, qui était alors présent avec tant d’insistance dans le discours politique des dirigeants du tiers monde et de la gauche européenne, et assumé par les institutions multilatérales.
    Après avoir décrit brièvement le cadre circonstanciel et le milieu idéologique qui ont mené à la
    création du Tribunal Permanent des Peuples – TPP -, ses caractéristiques sont décrites ci-dessous.
    Tout d’abord, il s’agit d’un tribunal permanent. La majorité des autres expériences similaires étaient des initiatives de tribunaux d’opinion visant des questions spécifiques et des cas particuliers, géographiquement définis et circonscrits par nature. Au contraire, le TPP existe depuis 35 ans (1979-2014) et traite un grand nombre de situations, puisqu’il est ouvert à la variété des processus qui se présentent à lui. D’où la pertinence d’être considéré comme “permanent”, car il opère sur le long terme et est constamment prêt à prendre en charge ceux qui souffrent de violations des droits fondamentaux.
    Deuxièmement, il s’agit d’un tribunal international, pour de nombreuses raisons : a) sa composition (les membres du jury proviennent de 29 pays différents) ; b) les sujets qu’il traite comprennent de nombreuses questions sensibles de politique mondiale et les affaires qu’il aborde – même lorsqu’elles sont locales – ont un impact au-delà des frontières ; c) ses références constantes au droit international, aux droits de l’homme et aux peuples, porteurs de valeurs universelles ; d) il a l’ambition d’influencer l’opinion publique internationale, les centres de décision mondiaux et les initiatives de la communauté des nations.
    Troisièmement, il s’agit d’un tribunal des peuples (indépendamment de l’ambiguïté connue du terme “peuples”). Lelio Basso a refusé l’éventuelle désignation de “tribunal des citoyens” pour ses connotations prétendument “bourgeoises”, préférant “tribunal des peuples” (Klinghoffer, AJ et Klinghoffer, JA 2002 : 164). Le sujet des droits que privilégie le TPP est le sujet collectif, un peuple particulier, une communauté humaine particulière, une société particulière dans son ensemble. Il est vrai que les droits de l’homme sont au premier plan de son agenda mais, selon son statut, ” le Tribunal n’a pas compétence pour statuer sur des cas particuliers d’individus isolés, sauf s’il existe une relation avec la violation du droit des peuples ” (29). Ceci est conforme à la Déclaration d’Alger (Déclaration universelle des droits des peuples) et à la désignation de la Ligue internationale pour les droits et la libération des peuples. Dans un contexte où les Etats sont conventionnellement considérés comme les seuls sujets du droit international, le PPT rompt avec cette vision et affirme la prérogative des peuples à être eux-mêmes sujets du droit international, afin qu’ils puissent agir comme interlocuteurs des juridictions internationales.
    Quatrièmement, le PPT a une fonction similaire à celle d’un tribunal. Il est guidé par les “principes de Nuremberg (30)”, son statut et sa pratique établissent une série de procédures inspirées des affaires judiciaires : lorsqu’une ” plainte ” est reçue, elle peut être classée (en cas d’incohérence) ou acceptée pour que l’enquête soit ouverte ; les situations sont examinées en profondeur dans le cadre d’un processus largement participatif visant à identifier les violations du droit international, à répertorier les témoins, à entendre les experts et à préparer des rapports ; les séances publiques sont présidées par un jury ; les accusés sont invités à y assister et à présenter leur version des faits (ce qui arrive rarement) ; le jury se réunit à huis clos et prépare un jugement final sans appel ; le jugement est rendu public et envoyé “aux Nations Unies, aux organismes internationaux pertinents, aux gouvernements et aux médias”. ” Toute la base de la décision est fondée strictement sur le droit international existant et le formalisme des séances publiques reproduit le modèle d’une audience de tribunal. Cette analogie avec le processus judiciaire sera discutée plus loin.
    En cinquième lieu, la composition du jury est également réglementée par la loi, exigeant la présence de sept membres pour une sentence valide. Les membres actuels (31) cooptés par la structure centrale sont au total 71, originaires de 29 pays différents, et sont appelés au cas par cas pour les sessions du TPP. Au cours de ses 35 années d’activité, de nombreuses autres personnes ont formé ce corps de juges, dont beaucoup sont de renommée mondiale. La plupart des membres sont des avocats, des universitaires, des scientifiques, des écrivains, des artistes reconnus, des dirigeants et d’anciens dirigeants, des membres ayant l’expérience d’organisations internationales, quelques lauréats du prix Nobel et des figures éminentes des mouvements sociaux.
    Enfin, en sixième position, vient le financement des activités du PPT. Les fonctions quotidiennes du secrétariat bénéficient du soutien logistique et opérationnel de la Fondation Internationale Lelio Basso, tandis que les coûts de réalisation des séances publiques sont supportés par des sponsors publics et privés contactés à cette fin par le secrétariat du Tribunal et les entités intéressées par la présentation du processus.

    Les sentences du PPT
    Avec plus de quarante sessions dans des villes très différentes de divers continents, les affaires proposées au Tribunal ont été examinées et les arrêts qui en découlent constituent un important recueil de documentation factuelle, juridique et politique (32). Etant donné qu’il est impossible d’analyser le contenu de chacune des sentences prononcées par le TPP, une systématisation des thèmes est proposée ici (33).
    Le premier domaine concerne les aspects mineurs des processus de décolonisation non résolus, comme dans les cas du Sahara occidental, ancienne colonie espagnole annexée par le Maroc, de l’Érythrée, ancienne colonie italienne annexée par l’Éthiopie, et du Timor oriental, ancienne colonie portugaise annexée par l’Indonésie, lors des sessions qui ont eu lieu à Bruxelles (1979), Milan (1980) et Lisbonne (1981), respectivement. Il s’agissait de situations typiques qui concernaient le principe d’autodétermination, conformément aux règles de la communauté internationale, et les processus ont été introduits par des mouvements de libération reconnus comme tels : le Front Polisario, le Front populaire de libération de l’Érythrée et le FRETILIN. La situation à Porto Rico est également abordée (Barcelone, 1989).
    Une autre série de condamnations est liée aux violations des droits des minorités, un thème déjà évoqué dans la Déclaration d’Alger et les statuts du PPT. Le régime des Philippines et la violation des droits du peuple Bangsa-Moro ont été jugés (Anvers, 1980) ; une autre sentence a condamné le génocide historique des Arméniens (Paris, 1984) ; les droits des communautés indigènes de l’Amazonie brésilienne ont été abordés dans une session (Paris, 1990) ; les violations des droits du peuple tibétain ont été également jugées (Strasbourg, 1992) ; les droits du peuple tamoul sri-lankais, réduit au silence par une action militaire, ont fait l’objet de deux sessions (Dublin, 2010, et Brême, 2013).
    Le TPP s’est également saisi de cas concernant des régimes opprimant leur propre peuple, que ce soit dans le cadre de dictatures militaires, ou dans le cadre d’un déni systématique de l’État de droit. C’est le cas de la session qui a condamné la junte militaire en Argentine (Genève, 1980) ; peu après, le régime répressif du Salvador a été jugé (Mexico, 1981) ; l’année suivante, le régime du président zaïrois Mobutu a été condamné (Rotterdam, 1982) ; cela a été suivi peu après par le procès des autorités du Guatemala (Madrid, 1983) ; le régime philippin, qui avait déjà été jugé lors de la session concernant le peuple Bangsa-Moro, a été condamné à nouveau (La Haye, 2007).
    Certaines sessions des Tribunaux se sont particulièrement concentrées sur les violations des droits de l’homme dans différentes sociétés, à commencer par l’Amérique latine (Bogota, 1991), spécifiquement contre “l’impunité des crimes contre l’humanité” ; les restrictions au droit d’asile en Europe ont également été jugées (Berlin, 1994) ; le cas particulier de la violation des droits des enfants et des mineurs dans le monde a été abordé dans un processus qui s’est déroulé dans trois villes (Trento, Macerata, Naples, 1995) ; le même thème sur les droits des enfants et des adolescents dans la société brésilienne a été jugé (Sao Paulo, 1999) ; une session (Paris, 2004) a été consacrée aux violations des droits de l’homme en Algérie dans la période 1992-2004.
    A plusieurs reprises, le PPT s’est exprimé sur des situations de conflits armés où les droits fondamentaux des personnes ont été violés. Tout d’abord, l’intervention soviétique en Afghanistan a été qualifiée d'”agression” allant à l’encontre des règles de la communauté internationale et l’URSS a ainsi été condamnée en tant que pays-agresseur (discuté lors de deux sessions : Stockholm, 1981 et Paris, 1982) ; de même, les crimes contre l’humanité commis dans les conflits en ex-Yougoslavie ont été traités dans deux sessions (Berne, 1995 et Barcelone, la même année) ; auparavant, il y avait eu une déclaration condamnant l’agression militaire américaine contre le régime sandiniste au Nicaragua (Bruxelles, 1984) ; un cas historique particulier peut être inclus dans ce domaine : la conquête de l’Amérique et la négation des droits des peuples amérindiens, analysée cinq cents ans après l’arrivée de Colomb sur ce continent (Padoue et Venise, 1992) ; enfin, prévoyant l’imminence de l’agression (” guerre préventive “) contre l’Irak en 2003, le PPT a organisé une session sur ” le droit international et les nouvelles guerres ” (Rome, 2012).
    Un chapitre distinct des sentences du PPT concerne les crimes environnementaux d’extrême gravité représentant des violations à grande échelle des droits de l’homme à la vie, à la santé et à un environnement durable. Ce fut le cas de l’accident de l’industrie chimique de la société Union Carbide à Bhopal, en Inde, en 1984, résultant d’une fuite de gaz qui a tué des milliers de personnes et a eu des conséquences sanitaires sur des centaines de milliers (sessions sur les risques industriels et les droits de l’homme à Bophal, 1992 et à Londres, 1994) ; il en fut de même pour l’accident nucléaire de Tchernobyl en 1986, jugé dix ans plus tard (Vienne, 1996). Plus récemment, les politiques économiques des organisations multilatérales et les activités des entreprises multinationales qui affectent les droits des personnes ont figuré en bonne place dans l’agenda du TPP, s’attaquant ainsi aux causes profondes de la violence structurelle qui affecte nos sociétés. Les politiques macro-économiques du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale ont fait l’objet de deux sessions importantes (Berlin, 1988 et Madrid, 1994), avec un jugement sévère de leurs pratiques ; les entreprises de fabrication de vêtements ont été condamnées pour leur non-respect des droits des travailleurs, y compris pour la sous-traitance d’entreprises dans les pays les plus pauvres (Bruxelles, 1998) ; la compagnie pétrolière Elf-Aquitaine a été jugée pour ses activités criminelles en Afrique (Paris, 1999) ; en général, le rôle des multinationales a été discuté dans une session PPT (Warwick, 2000) ; le cas spécifique des violations des droits de l’homme par les multinationales en Colombie a été jugé sur une longue période (2006-2008) ; à leur tour, les pratiques de l’Union européenne et des multinationales dans l’ensemble de l’Amérique latine ont été examinées et condamnées (Madrid, 2010) pour violation de droits souvent oubliés, tels que le droit à la terre, le droit à la souveraineté alimentaire, le droit à la santé publique, le droit à l’environnement, etc ; les multinationales opérant dans le secteur agrochimique ont eu leur jugement spécifique (Bangalore, 2011) ; Enfin, une série d’auditions dans plusieurs villes mexicaines a abouti à une session finale à Mexico en 2014, sur ” le libre-échange, la violence, l’impunité et les droits des peuples au Mexique “.
    Maintenant que la caractérisation du Tribunal permanent des peuples et la systématisation de son contenu (34) ont été faites, les questions essentielles soulevées par les observations précédentes seront analysées et les questions concernant la légitimité et les fonctions du TPP et leur relation avec le droit international seront abordées.

    Quelle est la légitimité du PPT ?
    Nous avons cité plus haut la phrase de de Gaulle : “toute justice, dans son principe et dans sa mise en œuvre, appartient exclusivement à l’Etat”. La théorie classique est très claire à cet égard, en ce qu’elle considère l’application de la justice comme une fonction souveraine, dans le cadre d’un Etat de droit reposant sur la fameuse division des pouvoirs, où précisément les pouvoirs législatif et judiciaire sont les pierres angulaires de l’Etat souverain, toute autorité non publique étant exclue de ses attributions. A cet égard, l’initiative du tribunal d’opinion est sommairement privée de légitimité, aggravée encore, selon les critiques, par le fait qu’il met en scène une simulation de justice sans aucun mandat pour le faire, au service d’une lutte politique qui oscille selon des motivations idéologiques. Le sociologue Marcel Merle, déjà cité, utilise la même critique sévère, dénonçant le ” simulacre de justice à des fins de propagande ” (Merle, 1985 : 85). La composition du tribunal est ” quelque peu élitiste, plutôt que démocratique, composée de comités autoproclamés (…) sélectionnés plus pour leurs préférences idéologiques que pour leur droiture juridique ” (Klinghoffer, AJ et Klinghoffer, JA 2002 : 7). En politisant la prétendue application de la loi, le tribunal d’opinion porte atteinte à l’idée même de justice, car il renonce au principe d’impartialité comme condition préalable à la justesse du jugement. En ce sens, la “sentence” est inévitablement endommagée par l’absence d’exemption et le processus n’est rien d’autre que l’assemblage de pièces menant à la conclusion souhaitée. L'”accusé” est préalablement “condamné” et l’audience du “tribunal” est une simple procédure théâtrale à des fins de propagande.
    Ces questions critiques sévères doivent être prises au sérieux car, par leur véhémence, elles remettent en cause la pratique des tribunaux d’opinion. Si elles étaient prises au pied de la lettre et jusqu’à leurs ultimes conséquences, elles finiraient par désavouer ces initiatives, leur ôtant toute crédibilité et même toute respectabilité.
    En revanche, il est possible de réfléchir aux tribunaux d’opinion et en particulier au TPP en tenant compte de leur configuration réelle et en reconsidérant les sources de leur légitimité. Dans ce sens, on peut affirmer que leur nature est “quasi-judiciaire” et que leur légitimité est fondée sur des impératifs de conscience, en se référant au droit international existant et en impliquant une large participation des témoins pour établir les faits en cas de violations flagrantes des droits de l’homme et des droits des peuples.
    Il convient tout d’abord d’examiner le caractère “quasi-judiciaire”. Cette expression est utilisée ici par analogie avec un autre terme qui a récemment fait son entrée dans le vocabulaire des études de relations internationales : la “paradiplomatie”. Traditionnellement, l’action diplomatique est également considérée comme une fonction souveraine et, en tant que telle, comme relevant de la compétence exclusive des États. Cependant, à l’heure actuelle, un nombre croissant d’entités autres que les pouvoirs centraux mènent des initiatives de relations extérieures qui se rapprochent du concept de diplomatie, comme dans le cas des actions de projection d’intérêts et de coopération menées par des villes, des régions, des entreprises, des fondations, des ONG et diverses autres associations ? Toutes ces activités ont été qualifiées par certains auteurs de “paradiplomatie ” (35).
    De même, la nature “quasi-judiciaire” peut être attribuée aux événements qui se situent en dehors de la sphère des pouvoirs publics mais qui ont une formalité similaire à celle des tribunaux officiels et suivent des procédures basées sur des procédures juridiques nationales et internationales. Comme il a été abondamment souligné au début, de nombreuses initiatives ont utilisé ce paradigme “quasi-judiciaire”, allant des commissions d’enquête internationales aux tribunaux d’opinion.
    Dans le cas du TPP, les procédures ont été décrites ci-dessus, justifiant l’analogie maintenant invoquée. L’acte d’accusation, la sentence, l’ouverture de l’enquête, le droit à une défense complète, les témoignages et les expertises, la référence aux lois en vigueur, s’apparentent à des procédures judiciaires, donnant une force symbolique et morale aux verdicts. Il s’avère que tout cela se passe en sachant que le terme “tribunal” n’est qu’analogique, presque métaphorique, d’autant plus que nous savons que la décision est dépourvue de pouvoir coercitif. En un mot, elle se situe dans la sphère du “quasi-judiciaire”.
    Le terme ” quasi-judiciaire ” a l’avantage de pointer implicitement une certaine ambivalence du concept de justice. D’une part, la justice est l’application de la règle de droit et, dans ce sens, on dit que les tribunaux rendent justice. Mais la justice est aussi une valeur éthique et sociale, une ambition d’équité dans les relations entre les humains et, en ce sens, la justice est quelque chose de programmatique dans le futur. Les tribunaux d’opinion se situent en quelque sorte à la frontière de ces deux concepts : d’une part, ils sont proches de la procédure judiciaire et du droit codifié, d’autre part, ils tentent de faire écho à l’aspiration à la justice qui imprègne positivement les sociétés.
    Ceci étant sa spécificité, la question de sa légitimité est laissée ouverte. Sur ce point, on peut dire que la légitimité du TPP se fonde sur le droit démocratique fondamental à la liberté d’opinion et d’expression de la pensée et repose avant tout sur l’ébranlement des consciences. Face aux innombrables violations des droits des personnes, à l’impunité des responsables, à l’omission des instances judiciaires tant nationales qu’internationales, il est naturel que la conscience de ceux qui réagissent avec non-conformité à ces situations veuille se faire entendre, comme un cri. C’est comme si l’autorité de l’éthique venait au secours de la non-conformité à l’autorité légale dans le but de reproduire son action, comme si elle se situait au “niveau post-conventionnel” (pour reprendre l’expression utilisée par Lawrence Kohlberg (36)), dans le sens où le respect de la norme est supérieurement assumé et dépassé par l’appréhension des valeurs. Pour une raison ou une autre, nous avons trouvé en chemin des expressions telles que “tribunal éthique” ou “tribunal de la conscience” : elles illustrent l’ambivalence où le juridique et l’axiologique se croisent, du côté des “raisons d’Etat” ou de la commodité des juridictions internationales.
    Cette légitimité est toutefois renforcée par une composante des sessions du PPT : l’initiative de la société civile et, plus encore, la large participation de nombreuses institutions de base qui collaborent à l’établissement des faits, au témoignage de situations vécues pour dénoncer les violations des droits. Ces faits agissent comme un antidote contre toute tentation d’arbitraire et assurent en même temps l’enracinement dans la réalité sociale, où le cri des victimes est entendu plus fort.
    Si l’on prend un exemple parmi tant d’autres, la décision du TPP sur les crimes sociaux et environnementaux en Amazonie brésilienne énumère pas moins de 26 organisations locales qui ont constitué la base de l’accusation et soutenu l’argumentation de l’ensemble du processus (37) de la session organisée à Paris le 16 octobre 1990. C’est ainsi que se construit la légitimité d’un exercice de citoyenneté, issu de perceptions collectives, basé sur des sentiments partagés et surtout sur des faits vérifiables, tout en donnant la parole aux sans-voix. Sa connexion aux mouvements sociaux permet de donner au PPT une qualité de contre-pouvoir qui s’affirme, en vertu des principes démocratiques, contre les pouvoirs établis. Cela contribue également à légitimer ses pratiques, car l’existence de contre-pouvoirs est saine dans toute société, et leur action ne doit pas être considérée comme abusive, puisqu’ils agissent comme des facteurs d’équilibre en prévention de la pathologie de la “vérité officielle” ou de la pensée unique.
    Le PPT bénéficie également d’un autre type de légitimité, obtenue a posteriori. Le fait que, en règle générale, la majorité de ses délibérations soit soumise à la reconnaissance de la communauté internationale à un stade ultérieur peut signifier une sorte de ratification qui est légitimante. C’est ce qu’illustrent les affaires dont le Tribunal a choisi de se saisir, comme celles du Sahara occidental, de l’Érythrée et du Timor oriental, ce qui nous permet de conclure que les droits allégués ont fini par être largement reconnus. Ce regard rétrospectif apporte un éclairage nouveau sur l’ensemble des condamnations en leur conférant une pertinence juridique et politique, une actualité et une cohérence.
    Enfin, la légitimité du PPT est également attestée par l’impartialité de ses décisions. Il a condamné à la fois l’agression américaine contre le régime sandiniste du Nicaragua et l’invasion de l’Afghanistan par les troupes de l’URSS. Elle a condamné les crimes sociaux et environnementaux de Bhopal, en Inde, et ceux de Tchernobyl, en Ukraine soviétique. Contre les soupçons de partisanerie idéologique, la référence aux droits des personnes est devenue une garantie d’impartialité et, par conséquent, de crédibilité.

    Le PPT et le droit international
    Dans le cadre de la perspective “quasi-judiciaire” susmentionnée, les délibérations du Tribunal Permanent des Peuples se rapportent en permanence, et logiquement, aux normes juridiques acquises. Ainsi, il recourt à la codification multiple des règles qui sauvegardent les droits de l’homme et des peuples, et régissent les rôles des agents politiques et économiques internationaux et les relations des membres de la communauté mondiale. Il existe un recueil de textes législatifs et contractuels résultant de la sédimentation et de la maturation au cours des siècles que le PPT utilise comme référence de base.
    L’exemple qui suit est particulièrement éclairant : la résolution sur les droits sociaux et environnementaux en Amazonie brésilienne (38), examinée en octobre 1990. La sentence adoptée à l’époque énumère les documents juridiques qui la fondent, en commençant par la Constitution brésilienne et en faisant référence à plus de 40 normes de droit national, auxquelles s’ajoutent 24 autres documents de droit international : déclarations, conventions, accords, résolutions et traités internationaux pertinents. Il s’agit d’une règle présente dans tous les verdicts du PPT, à savoir la rigueur du raisonnement fondé sur le droit positif, émanant tant des législatures nationales que de la communauté internationale ou contracté par le biais de traités entre États ainsi que de la jurisprudence d’autres organes.
    Toutefois, le TPP ne se contente pas de reproduire les processus établis par les organes judiciaires. A l’inverse, il a, à leur égard, la fonction de les remplacer et de les compléter. Un exemple de cela est la décision prise sur les crimes en ex-Yougoslavie lors d’une réunion à Berne en 1995, qui stipule explicitement :

    S’affirmant comme l’héritier du Tribunal international sur les crimes de guerre américains au Vietnam et du Tribunal Russell II sur l’Amérique latine, le Tribunal permanent des peuples s’arroge un rôle complémentaire, en raison de la carence et de l’insuffisance des tribunaux internationaux existants, et de l’impossibilité pour les peuples, les individus et les ONG d’accéder à ces juridictions, qui sont exclusivement habilitées à juger les conflits entre Etats ou à agir sur la base d’un mandat strictement réglementé(39).

    Ce besoin se fait particulièrement sentir dans le domaine des activités politiques et économiques, qui échappent au champ d’action des juridictions internationales, malgré son importance humaine et sociale. Pour toutes les raisons évoquées ci-dessus, on peut affirmer que le TPP cherche à combler un vide et à jouer un rôle subsidiaire : ” les tribunaux d’opinion ont joué un rôle pertinent depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale dans le conflit visant à éclairer les lacunes historiques et géographiques de la sélectivité persistante du droit pénal international ” (Feirstein, 2013 : 118).
    Une autre caractéristique concerne la compréhension de la fonction de juger. Plus que de punir, ce qui serait hors de question en raison de l’absence de force coercitive, le TPP privilégie non pas le rôle pénal mais la prise de conscience de la violation des droits et – en reconnaissant le rôle des personnes – la capacité des énergies libératrices. Le domaine juridique semble ainsi ramené à sa vocation première :

    Le rôle originel donné au droit est ainsi retrouvé. Loin d’être un instrument de contrôle, il agit comme un instrument de libération de toutes les formes de domination, d’exclusion et de déni. Les ” juges ” sortent également du rôle traditionnel des magistrats, dépassant la dimension pénale et punitive du droit, pour devenir des surveillants dont le rôle est de guider l’interprétation des faits pour la reconstruction de la vérité qui légitime les plaintes et les résistances (Fraudatario et Tognoni, 2013 : 5) (40).

    Les initiatives du PPT ont donc pour rôle de mettre en garde de manière pointue contre l’écrasement des droits collectifs, en visant à combler les lacunes et à anticiper les réglementations qui pourraient être imposées. L’exercice de la citoyenneté est par conséquent une contribution à l’avancée du droit positif lui-même, à la manière d’un ” réservoir d’idées ” (Merle, 1985 : 58), devenant un groupe de pression pour l’amélioration du droit international dans sa normativité et ses applications. Nous trouvons donc une vision dynamique du droit dont les normes sont toujours réceptives à l’innovation, non seulement pour faire face aux étonnantes vicissitudes de notre histoire, mais aussi pour améliorer ses mécanismes d’humanisation.
    Il est intéressant de noter à cet égard que les textes consacrés au PPT par les principales autorités en la matière sont instructifs : François Rigaux, qui en a été le président pendant de nombreuses années, et Gianni Tognoni, qui en a toujours été le secrétaire général. Plus que tout autre, ils ont théorisé sur le PPT et précisé leur point de vue sur celui-ci. Ils ont des points de vue différents sur une même réalité qui complètent l’identité du PPT. Rigaux est essentiellement un juriste et ses vues se réfèrent donc au caractère impératif du droit :

    Le tribunal permanent des peuples n’est pas un tribunal populaire, mais un tribunal d’opinion. Sa force unique réside dans la rationalité même : recueillir les faits, entendre les témoins, demander des éclaircissements aux rapporteurs, puis vérifier si les faits qu’il déclare avérés sont contraires à toute norme juridique. (…) Le fondement objectif des activités du Tribunal permanent des peuples se déduit du dynamisme inhérent à l’État de droit. (Rigaux, 2012 : 168-169).

    L’accent est mis ici sur la rationalité de la procédure juridique et la base légale de ses délibérations. La source d’autorité des prises de position du TPP réside fondamentalement dans sa conformité à l’ordre juridique international. Les vues de Gianni Tognoni, quant à elles, ne sont pas éloignées de celles de Rigaux, mais il met en avant une polyvalence et une créativité qui favorisent une approche intellectuelle différente. Ses propos illustrent parfaitement sa position différente. Pour lui, le PPT est un “exercice de recherche” qui implique de “choisir l’intelligence plutôt que le pouvoir, d’avoir la responsabilité de chercher les racines des choses et de leur potentiel futur, plus que de gérer l’équilibre du présent”. Il le voit comme “un exercice d’écoute et d’observation sans frontières, par respect pour les personnes ayant des besoins et celles qui cherchent à se libérer”, poursuivant une “logique de recherche partagée” (Tognoni 1998 : I). Dans un autre texte écrit avec Simona Fraudatario, ils affirment que la documentation produite par le PPT est comme un ” agenda de travail ” et que sa pratique est avant tout un ” outil permanent d’exploration et d’expérimentation ” (Fraudatario et Tognoni, 2013 : 2). Lorsqu’ils décrivent l’épine dorsale du projet qui sous-tend le tribunal, ils écrivent que le PPT :

    Expérimente des pratiques et des langages pour la restitution structurelle du rôle de protagonistes actifs aux victimes de violations, qui ont été causées par l’invisibilité, la non-reconnaissance et l’impunité par le droit international existant (…). Sa mission la plus profonde est la poursuite continue des instruments d’observation et d’interprétation de la réalité avec une position comparative et critique orientée vers la capacité du droit de prévenir, protéger et garantir l’existence des personnes, des victimes et des offensés (Fraudatario et Tognoni, 2013 : 2 et 4).

    Recherche, observation et expérimentation : ces mots expriment une vision “de laboratoire” de la relation entre le TPP et le droit. La vitalité des communautés, l’imprévisibilité de l’histoire, la complexité des processus collectifs, l’approfondissement de la conscience des valeurs en question, nécessitent une innovation juridique. Cette conception “expérimentaliste” du droit international semble particulièrement intéressante : la codification des règles de conduite n’est pas un processus statique et fini, mais plutôt un processus ouvert qui cherche de nouvelles solutions, en référence aux dynamiques sociales et aux exigences éthiques croissantes perçues par les gens. On peut décrire cela comme une perspective constructiviste du droit, compris comme quelque chose en fieri, en construction. La normativité juridique est donc un outil de progrès et d’humanisation. Les tribunaux d’opinion et en particulier le Tribunal Permanent des Peuples, issus du secteur privé, de la citoyenneté, de la société civile, liés aux mouvements sociaux de la base, ont la responsabilité partagée de contribuer à éviter l’impunité des crimes commis et à favoriser l’application du droit, non pas comme une norme oppressive, mais plutôt comme une matrice libératrice.

    References

    • AAVV (1989). Tribunal Permanente de los Pueblos. Processo a la impunidad de crímenes de lesa humanidad, Bogotá – Colombia, Noviembre 4-5-6 1989.
    • AAVV (2000) Lelio Basso e le culture dei diritti, Fondazione Internazionale Lelio Basso. Roma: Carocci Editore.
    • Feirstein, Daniel “Los nuevos desafios del Tribunal Permanente de los Pueblos en el siglo XXI: las luchas por la hegemonia en la creación del derecho penal internacional” – intervengo (ainda nao editada) no Expert Seminar on Peoples’ Tribunals and International Law, organizado em Roma em Setembro de 2013 por inciativa do The Australian Human Rights Center, Faculty of Law, University of New South Wales, Sydney, Austrália.
    • Fraudatario, Simona e Tognoni, Gianni (2011). “La definición jurídica y substancial del genocídio a la prueba del encontro entre el Tribunal Permanente de los Pueblos y las víctimas” in Genocício, verdad, memoria, justicia, elaboración – 9 Conferencia anual de la International Association of Genocide Scholars, Buenos Aires, 19-23 de julio, disponível em http://www.genocidescholars.org/sites/default/files/document%09%5Bcurrent-page%>3A1%>5D/documents/IAGS%>202011%>20Simona%>20Fraudatario.pdf, consultado em 29/1/2015.
    • Fraudatario, Simona e Tognoni, Gianni (2013). “La participación de los pueblos en la formulación del derecho internacional. El laboratório del Tribunal Permanente de los Pueblos” – documento ainda nao editado, disponível policopiado.
    • Jouve, Edmond (1981). “Du tribunal de Nuremberg au Tribunal permanent des peuples”. In Politique étrangère, N°3 – 1981 – 46e année pp. 669-675. doi: 10.3406/polit.1981.3070 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/polit 0032-342X 1981 num 46 3 3070, consultado em 29/12/2014.
    • Klinghoffer, Arthur Jay e Klinghoffer, Judith Apter (2002). International Citizens’ Tribunals: Mobilizing Public Opinion to Advance Human Rights, New York: Palgrave Macmillan. ISBN 10:0312293879 / ISBN 13:9780312293871
    • Merle, Marcel (1985). Forces et enjeux dans les relations internationales, Paris: Economica, 2.e édition.
    • Rigaux, François (2000). “Lelio Basso e i tribunali di opinione” in AAVV (2000). Lelio Basso e le culture dei diritti, Fondazione Internazionale Lelio Basso. Roma: Carocci Editore.
    • Rigaux, François (2012). I diritti dei popoli e la Carta di Algeri, Torino: Edizioni Gruppo Abele.
    • Tognoni, Gianni (org) (1998). “Alle radici del Progetto TPP”. Tribunale Permanente dei popoli. Le sentenze: 1979-1998, Fondazione Internazionale Lelio Basso, Lecco: Casa Editrice Stefanoni.
    • Tognoni, Gianni (2008). “La storia del Tribunale Permanente dei Popoli. Premesse e metodologia” in Bimbi, L. et Tognoni, G. (org) Speranze e inquietudini di ieri e di oggi. I trent’anni della Dichiarazione Universale del Diritto dei Popoli, Roma: Epup.

    Notes:

    1 Lors de la préparation de ce texte, j’ai reçu de précieuses indications et suggestions de Gianni Tognoni (secrétaire général du PPT) et de Piero Basso, anciens camarades de cause mobilisateurs, ainsi que de Simona Fraudatario (de la Fondation internationale Lelio Basso). Mes collègues Mario Losano, de l’Université du Piémont oriental, et Miguel Santos Neves, de l’Universidade Autonoma de Lisboa, ont enrichi le texte original d’importants commentaires et suggestions et d’autres collègues, les juristes Patricia Galvão Teles, Constança Urbano de Sousa, Mateus Kowalski et Pedro Trovão do Rosário, m’ont aidé à surmonter mes limites dans ce domaine. Brigida Brito a offert un soutien méticuleux dans tous les aspects méthodologiques. A tous, j’adresse des remerciements particuliers.
    2 Pour une analyse détaillée de ce cas, voir Klinghoffer, A.J. et Klinghoffer, J.A. 2002 : 11-50.
    3 Pour des informations plus détaillées, voir également Klinghoffer, A.J. et Klinghoffer, J.A. 2002 : 51-101.
    4 Voir http://richardfalk.wordpress.com/, consulté le 29/12/2014.
    5 Sur ce cas vraiment spécial, puisqu’il s’agissait d’un tribunal hybride national et international, voir Paula, Thais et Mont’Alverne, Tarin “A evolução do direito internacional penal e o Tribunal Especial para Serra Leoã : análise da natureza jurídica e considerares sobre sua jurisprudencia”, Nomos : Revista do Programa de Pós-Graduação em Direito da UFC. Disponible sur http://mdf.secrel.com.br/dmdocuments/THAISeTARIN.pdf, consulté le 30/1/2015.
    6 Analyse très détaillée dans Klinghoffer, A.J. et Klinghoffer, J.A. 2002 : 103-162.
    7 La lettre du général De Gaulle, datée du 19 avril 1967, est disponible en ligne à l’adresse http://bernat.blog.lemonde.fr/2008/06/10/le-tribunal-russell-et-le-proces-du-11-septembre/, consultée le 29/12/2014.
    8 Ibid. De nombreuses informations sur le Tribunal Russell, notamment la liste complète des membres, les contributions techniques et les témoignages individuels, sont disponibles sur le site http://911review.org/Wiki/BertrandRussellTribunal.shtml, consulté le 29/12/2014. La version anglaise du discours inaugural de Sartre peut être lue sur http://thecry.com/existentialism/sartre/crimes.html, consulté à la même date.
    9 Le terme “génocide” est un néologisme utilisé pour la première fois par l’avocat juif polonais Raphael Lemkin pour décrire la persécution systématique des Juifs par les nazis : informations sur http://www.ushmm.org/wlc/en/article.php?ModuleId = 10007043, consulté le 29/12/2014.
    10 L’étude la plus détaillée sur le Tribunal Russell II est disponible en ligne dans un PDF sur academia.edu par Julien Louvrier : http://www.academia.edu/166082/Le Tribunal Russell II pour l’Amérique latine 1973-1976 Mobiliser les intellectuels pour sensibiliser l’opinion publique internationale, consulté le 29/12/2014.
    11 Voir l’analyse disponible sur http://www.esquerda.net/artigo/tribunal-c%C3%ADvico-humberto-delgado-uma-experi%C3%AAncia-breve-1977-1978/28229, consulté le 28/12/2014. La phrase complète est disponible à l’adresse http://ephemerajpp.com/2014/01/11/tribunal-civico-humberto-delgado/, consultée le 29/12/2014.
    12 Vérifiez la brève description disponible sur http://fr.wikipedia.org/wiki/Tribunal Russell sur le Congo, consulté le 29/12/2014.g/wiki/Tribunal Russell sur le Congo, accessed on 29/12/2014.
    13 Le site web est http://www.iptindia.org, consulté le 29/12/2014.
    14 Voir Rumiko Nishino, “Le tribunal d’opinion de Tôkyô pour les “femmes de réconfort”, Droit et cultures [en ligne], 58 | 2009-2, mis à disposition le 1/10/2009, consulté le 29/12/2014. URL : http://droitcultures.revues.org/2079.
    15 Voir Ian Parker, ” Russell Tribunal on Human Rights in Psychiatry & “Geist Gegen Genes” “, PINS (Psychology in society), 2001, 27, 120-122, 30 juin-2 juillet 2001, Berlin, disponible sur http://www.pins.org.za/pins27/pins27 article12 Parker.pdf, consulté le 29/12/2014. voir aussi http://www.freedom-of-thought.de/rt/accusation.htm, consulté le même jour.
    16 Voir http://tragua.com, consulté le 29/12/2014, ainsi que http://www2.inecc.gob.mx/publicaciones/libros/363/cap18.html, accédé le même jour.
    17 Voir son site internet http://www.brusselstribunal.org, consulté le 30/12/2014.
    18 Documentation disponible sur http://tribunaliraque.info/pagina/ap tmi/o que e.html, consulté le 30/12/2014.
    19 Voir le site web correspondant dans http://criminalisewar.org, consulté le 30/12/2014.
    20 Référence dans http://www.lacode.be/tribunal-d-opinion-sur-la.html, consulté le 29/12/2014.
    21 À propos du tribunal, voir http://www.mondialisation.ca/agent-orange-le-tribunal-international-d-opinion-de-paris-condamne-les-tats-unis-et-les-firmes-tasuniennes/13667?print=1, consulté le 29/12/2014. Informations supplémentaires sur http://www.history.com/topics/vietnam-war/agent-orange, consulté le même jour.
    22 De nombreuses informations disponibles sur http://www.russelltribunalonpalestine.com/en/, consulté le 29/12/2014.
    23 Actualités disponibles sur http://rt.com/news/187584-russell-tribunal-obama-ukraine/, consulté le 29/12/2014.
    24 Actualités disponibles sur http://www.lemonde.fr/idees/article/2010/10/27/pour-un-tribunal-mondial-d-opinion- pour-le-climat-et-la-biodiversite 1431693 3232.html, consulté le 30/12/2014.
    25 Comme on peut le voir sur http://www.rene-balme.org/24h00/spip.php?article1358, consulté le 30/12/2014.
    26 Les ” tribunaux populaires ” désignés sont très différents de ceux-ci, promouvant des condamnations et parfois des exécutions sommaires, conduisant à une véritable perversion de la justice, comme celles menées par les Brigades rouges en Italie lors de la condamnation d’Aldo Moro, ou qui ont été promues même par des gouvernements en période d’instabilité, comme cela s’est produit en Angola (voir : http://www.casacomum.org/cc/visualizador?pasta=04308.001.017, consulté le 27/1/2015).
    27 François Rigaux est décédé en décembre 2013 ; Salvatore Senese, puis Franco Ippolito, juristes italiens, lui avaient déjà succédé à la présidence du PPT.
    28 Texte intégral disponible sur http://www.internazionaleleliobasso.it/?page id=214, consulté le 30/12/2014.
    29 Article 1 des statuts du PPT, disponible sur http://www.intemazionaleleliobasso.it/?page id=213, consulté le 2/1/2015.
    30 Ibid. Les points suivants font toujours référence au Statut.
    31 La liste actuelle peut être lue sur http://www.intemazionaleleliobasso.it/?page id=215, consulté le 3/1/2015.
    32 Les sentences pour les années 1979-1998 sont compilées dans un livre dans leur version italienne dans Tognoni, Gianni (org) (1998). Pour voir le reste, consultez http://www.internazionaleleliobasso.it/?cat=15, consulté le 3/1/2015.
    33 Klinghoffer, A.J. et Klinghoffer, J.A. 2002 : 165-181 ont proposé une systématisation différente de celle présentée ici.
    34 Le PPT s’est manifestement intéressé à d’autres cas et causes qui, d’une manière ou d’une autre, se sont présentés à lui, mais n’ont jamais atteint une session. Le problème des Kurdes, largement considérés comme une nation sans État, a été envisagé, mais il a été bloqué en raison de circonstances qui ont entraîné des ruptures de contact. De même, la question des droits du peuple palestinien a été soulevée à plusieurs reprises, malgré les difficultés causées par les divisions entre les nationalistes palestiniens et, de façon dramatique, par le meurtre de trois de ses interlocuteurs de haut niveau.
    35 Voir, par exemple, Miguel Santos Neves “Paradiplomacy, knowledge regions and the consolidation of ‘soft power'” in JANUS.NET, e-journal of International Relations, Vol. 1, no 1 (Fall 2010), pp. 12-32.
    36 Voir Kohlberg, Lawrence (1981) Essais sur le développement moral, I : La philosophie du développement moral : Moral Stages and the Idea of Justice. San Francisco : Harper & Row.
    37 Il s’agit de : Centro dos Trabalhadores da Amazónia, Associação Brasileira de Reforma Agrària, Associação dos Geógrafos Brasileiros, Instituto de Apoio Jurídico Popular, Instituto Vianei, Conselho Indigenista Missionàrio, Comissão Pró-Índio, Campanha Nacional para a Defesa e o Desenvolvimiento da Amazónia, OIKOS, Salve a Amazónia, Fase (Nacional), Amigos da Terra (Rio Grande do Sul), IBASE (Instituto Brasileiro de Análises Económicas e Sociais), Movimento Nacional de Defesa dos Direitos Humanos, Sociedade Parense para a Defesa dos Direitos Humanos, UNI (União das Naçoes Indígenas), CPT (Comissão Pastoral da Terra), Campanha Nacional pela Reforma Agrária, Campanha Nacional dos Seringueiros, CEDI (Centro Ecuménico de Documentação e Informação), IAMA (Instituto de Antropologia e Meio Ambiente), MAGUTA (Centro de Documentaçao e Pesquisa do Alto Solimoes), NDI (Núcleo de Direitos Indígenas), CTI (Centro de Trabalho Indigenista), INESC (Instituto de Estudos Sócio-económicos) et CUT (Central Única dos Trabalhadores). Dans Tognoni (org) (1998) p. 358.
    38 Disponible sur http://www.internazionaleleliobasso.it/wp-content/uploads/1990/10/Amazzonia-brasiliana TPP it.pdf, consulté le 13/1/2015.
    39 Voir http://www.intemazionaleleliobasso.it/wp-content/uploads/1995/02/ExYugoslavia I TPP it.pdf, consulté le 13/1/2015.
    40 Voir également ce qui suit : ” Loin de s’affirmer comme producteur de convictions, le véritable but et la mission du PPT est de donner aux victimes la reconnaissance et la légitimité de leur vérité – qui ne correspond jamais à la vérité officielle – afin qu’elle devienne un instrument de lutte et de revendication devant les instances officielles. D’autre part, la légitimité du Tribunal et de ses sentences, de ses vérités et de sa mémoire dépend de la reconnaissance ultérieure de ces mêmes vérités reconstruites par les victimes, ce qui transforme le TPP en un instrument d’anticipation des vérités, minimisant tout argument sur leur impuissance”. Dans Fraudatario et Tognoni (2011) p.3.

    Moita, Luis

    en:

    JANUS.NET, e-Journal of International Relations, Vol. 6, N.° 1, May-October 2015, pp. 30-50

    Étiquettes:

    Léo Matarasso