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Mémoire du Tribunal des Peuples

    Gianni Tognoni

    en Hommage à Léo Matarasso, Séminaire sur le droit des peuples, Cahier réalisé par CEDETIM-LIDLP-CEDIDELP, Février 1999

    Le problème principal n’est pas l’absence de normes juridiques dans le domaine des droits fondamentaux ou du droit des peuples mais plutôt le fait qu’elles ne sont pas appliquées.
    L’expérience du TPP nous a même montré qu’à un excès de droits affirmés correspond parallèlement leurs violations fréquentes, voire systématiques. Le FMI et la Banque Mondiale, ainsi que tous les organismes internationaux, constatent que la distance entre les riches et les pauvres augmente, mais, en même temps, ils confirment le modèle appliqué jusqu’à présent, ce qui va forcément aggraver et même amplifier cette situation, en la rendant irréversible.
    Le gouvernement de l’Afrique du Sud, par exemple, a refusé, pour des raisons économiques, de fournir aux enfants des soins qui leur auraient permis de diminuer les risques d’être contaminés par le SIDA. Or, ces traitements auraient coûté autant que les soins fournis à 10 français atteints d’hépatite chronique : ce sont des données que tout le monde connaît, elles font l’objet de discussions animées, mais personne n’agit pour changer cette situation.
    Nous nous trouvons dans une situation très dangereuse, où il faut croire qu’il existe une volonté précise de donner la liberté à certains, de sélectionner ceux qui ont le droit de vivre, en toute impunité.
    Nous retrouvons ce même sentiment d’impunité à l’égard des décisions du TPP : la politique a des temps qui ne sont pas ceux de la vie, ce qui peut être interprété comme une mise en attente des droits fondamentaux. Cela est d’autant plus grave qu’il crée une sorte d’éducation systématique, au niveau global, à la culture de l’impunité : par exemple, nous disons souhaiter que les criminels de guerre yougoslaves soient arrêtés, mais, en même temps c’est avec ceux-ci que nous traitons au niveau des relations internationales. Voilà ce que j’appelle une “éducation politique de l’impunité ” qui est faite en direction des citoyens.
    Nous sommes en présence d’une forme d’impunité structurelle et d’une impunité qui est le produit de l’impuissance.
    Au niveau des tribunaux, il existe des questions non réglées.
    Comme nous savons, nos tribunaux ne travaillent que sur des crimes déjà commis. Y a-t-il une possibilité de prévention des crimes ? Laisser que soient planifiées des lois économiques qui produiront, à terme, des effets néfastes est une sorte de crime par omission.
    Les tribunaux sont plus ou moins convaincus qu’ils n’ont pas un très grand pouvoir, ni la capacité de prévention des crimes, ou des violations. Mais la planification, c’est justement de faire de manière à reproduire ce qu’elles induisent de plus néfaste. Nous sommes donc en train de planifier les crimes.
    Dans mon travail de médecin, je vois chaque jour la ligne la plus avancée de la technologie de la procréation assistée ; si l’on calcule combien cette technologie coûte, et son importance dans le projet de développement technologique, nous pouvons constater qu’elle condamne ceux qui ne peuvent pas payer ces prix à ne pas jouir de ses résultats pendant des années et des années. Il existe donc un vrai marché des droits dans nos sociétés.
    Les personnes et associations ici présentes, en tant que représentants de la société civile, affirment que cette société civile est de plus en plus importante. Il est vrai que le Tribunal des Peuples étant un tribunal d’opinion, il se réfère à la société civile, mais je crois qu’il faut se demander à propos de cette société civile si elle n’est , au contraire, pas exonérée d’un pouvoir décisionnaire quelconque. Les décisions qui la concernent (modèle de consommation,..) sont prises à un autre niveau et lui sont imposées. Pour reprendre l’exemple de stricte actualité de tout à l’heure, les lois européennes sur la procréation assistée ne s’interrogent nullement sur la réalité de ce besoin ; ne s’agitaitil pas, plutôt de la création d’un besoin imaginaire ? Les lois sur la bioéthique montrent que la société civile s’interroge, s’intéresse à cette ” bataille politique “, mais accepte de ne pas connaître les termes de référence de ce débat, c’est-à-dire, personne ne sait réellement de quoi on parle. On ignore les problèmes que la reproduction assistée crée, on ne s’intéresse pas aux souffrances personnelles, aux malformations …Le débat reste à un niveau strictement ” politique “, et, pour finir, on croit prendre des solutions démocratiques.
    Le problème est donc notre représentation de la société civile pour cette opération de prévention et pas seulement de jugement des crimes. La société civile ne doit donc pas seulement juger des crimes mais aussi mener des opérations préventives.
    Mais alors une autre question se pose pour ceux qui travaillent autour de cette problématique : avec quels experts devons nous nous allier pour mener ces luttes préventives, culturelles ou doctrinales ? Nous avons le devoir d’être les protagonistes d’un débat culturel, ce qui suppose des alliances avec des juristes, des économistes, mais également avec des scientifiques, ou des techniciens.
    Ces deux dernières catégories d’experts sont moins nombreuses que les premières, et l’expérience nous montre qu’il n’est pas facile de mettre ensemble des données techniques et l’affirmation de droits. C’est là un véritable défi.
    Un exemple : le fait que le TPP ait proclamé que les agriculteurs indiens aient le droit de choisir, d’une façon autonome, leur modèle d’agriculture vis-à-vis des accords économiques globaux du gouvernement indien avec les multinationales, met en confrontation un problème juridique et politique avec une information technique qui ne permet pas d’alternative. C’est là le grand problème au niveau des interventions concrètes, car on a peut-être des alternatives de droit, mais on n’a pas aussi facilement d’alternatives techniques, ce qui représente un problème pour les victimes.
    Une dernière question, qui concerne la difficulté que l’on a en tant que représentant collectif de la société civile, et, en particulier, pour le Tribunal : le problème de la continuité et de la complémentarité de notre action. A l’enthousiasme et au grand nombre de personnes intéressées pendant les sessions des Tribunaux, suit une forte dispersion de ces énergies tout de suite après. Les multinationales ont une grande continuité et une capacité d’intégration, mais nous, qui avons de grandes capacités innovatrices, nous manquons à ce devoir de complémentarité et de continuité.
    Il existe aussi un problème de démocratie interne dans les groupes travaillant sur le droit des peuples : nous sommes porteurs de points de vue différents, et la dialectique entre les groupes qui travaillent sur le droit des peuples est à développer.
    Car nous devons être capables d’élaborer une doctrine dans un monde qui préfère avoir une doctrine sans dialectique. Les différents points de vue du Sud et du Nord, des différents peuples, offrent la possibilité d’une contribution, au niveau culturel, à la formation d’une vision du monde qui ne soit pas seulement passive et refuse l’impossibilité du changement ; ils imposent à des groupes tels que les nôtres d’être capables d’imaginer une stratégie de communication et de discussion qui nous permettent de faire circuler dans le monde entier les informations qui nous intéressent, mais aussi pour pouvoir dialoguer avec les institutions officielles, pour montrer que les ONG sont effectivement productrices de connaissances et constituent une référence réelle.
    Le processus décrit par Louis Joinet à propos de la déclaration d’Alger (c’est-à-dire le regroupement de principes qui étaient dispersés et qui ont trouvé un cadre de référence pour le futur) doit être la règle. Sinon, nous continuerons à citer les déclarations des organismes officiels, ce qui fait croire que ces derniers sont la seule source de référence, alors qu’ils n’ont pas toujours la confiance des gens. Par exemple, les discussions sur le Guatemala citaient des articles provenant de documents des Nations Unies, alors que leur contenu avait déjà été élaboré par le Tribunal en 1983. Ceux qui sont intéressés par le droit des peuples doivent avoir conscience qu’il y a une présence autre que celles des organismes officiels, et que celle-ci existe déjà actuellement.
    Tognoni, Gianni

    en:

    <strong>Hommage à Léo Matarasso, Séminaire sur le droit des peuples
    Cahier réalisé par CEDETIM-LIDLP-CEDIDELP, Février 1999
    L’Harmattan, Paris, 2004</strong>

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    Léo Matarasso