Léo Matarasso
en Ecrits de la prison, de Jacques Duclos, Editions sociales, Paris, 1952
Le 28 mai 1952, peu après 10 heures du soir et alors qu’il rentrait en voiture à son domicile de Montreuil, Jacques Duclos, député de la Seine, secrétaire du Parti communiste français, était arrété.
La Constitution prévoit cependant, dans son article 22, qu’aucun parlementaire ne saurait étre poursuivi pendant la durée de son mandat. Le Code pénal, de son côté, punit de la dégradation civique tout policier ou tout magistrat qui se sera rendu coupable de la forfaiture consistant à arrêter un élu du peuple au mépris de son immunité.
Le prétexte invoqué pour justifier cette arrestalion était que Jacques Duclos aurait été pris en flagrant délit. Flagrant délit d’infraction à un décret Laval relatif aux manifestations sur la voie publique, disait la police le soir de l’arrestation; flagrant délit d’atteinte ou de complot contre la sûreté intérieure de l’Etat devaient dire le lendemain le procureur de la République et le juge d’instruction.
Un mois plus tard, la Chambre des mises en accusation de la Cour d’Appel de Paris déclarait que le flagrant délit allégué n’était nullement établi, que Jacques Duclos avait été illégalement arrêté, inculpé et incarcéré et que les poursuites engagées contre lui étaient radicalement nulles. Elle ordonnait sa libération immédiate.
Il a donc fallu un mois pour que soit constaté par une instance judiciaire ce que Jacques Duclos et ses défenseurs n’avaient cessé de proclamer dès le premier jour, un mois d’une bataille de tous les instants menée de façon magistrale par notre grand ami et à l’issue de laquelle non seulement l’illégalité des poursuites a été établie, mais aussi, et de la façon la plus éclatante, la fausseté de toute l’accusation. Chaque mensonge, chaque provocation de l’adversaire furent aussitòt dénoncés au grand jour. Chaque tentative ou possibilité de truquage ou de falsification fut à l’avance signalée.
Les principales étapes de cette bataille apparaîtront à la lecture des documents contenus dans cet ouvrage, qui sont les écrits de Jacques Duclos en prison. lls illustrent le déroulement d’une défense qui est le modèle même de la défense offensive. Mais peut-ètre n’est-il pas inutile d’y ajouter le témoignage de ceux qui, comme ses avocats, Mes Marcel Willard, Joë Nordmann, Paul Vienney, Jérôme Ferrucci, Michel Bruguier, Charles Lederman, et moi-mème, avons eu le privilège de le voir presque quotidiennement pendant celle période, recevant de lui une inoubliable leçon de vigueur et de fermeté révolutionnaire.
On imagine quelle fut notre émotion lorsque nous avons vu Jacques Duclos amené les menottes aux mains au Petit Parquet pour y étre inculpé. Cet homme auquel le peuple de France a voué une si grande affection, le compagnon de Maurice Thorez, l’homme que, quatre années durant, les hitlériens ont recherché comme l’un des plus hauts responsables de la Résistance française, celui dont les amis les plus proches arrétés par la Gestapo surent taire malgré les plus atroces tortures le lieu d’où il dirigeait leur action, cet homme prestigieux était là devant nous, les mains enchaînées, entre deux gendarmes.
Mais il nous a suffi de voir son visage calme et souriant, de nous entretenir quelques minutes avec lui et de l’entendre nous faire un lumineux tableau de la situation pour que nous dominions notre émotion.
Puis ce furent nos visites à la prison de la Santé. Jacques Duclos avait tout de suite réclamé le régime politique et, après un bref séjour à Fresnes, l’avait obtenu en mème temps qu’André Stil. Il ne cessa par la suite de le réclamer pour les autres inculpés, aussi bien pour son chauffeur et son accompagnateur que pour tous les patriotes arrêtés à l’occasion de la manifestation du 28 mai. Le refus systématique opposé à cette revendication s’explique par le souci du gouvernement d’empêcher d’autres détenus de veiller à la sécurité de Jacques Duclos contre lequel on méditait quelque mauvais coup et par la crainte aussi que le contact exaltant du grand prisonnier ne fut pour ses co-inculpés une source renouvelée de courage et d’esprit offensif.
Malgré sa santé sérieusement ébranlée, les joumées de Jacques Duclos à la prison étaient avant tout (sauf pendant les derniers jours où son état s’aggrava) des journées de travail et d’étude. Il écrivait et lisait sans cesse, s’interrompant seulement pour conférer avec ses avocats. Du dépouillement de la presse à l’histoire de l’affaire Dreyfus, des œuvres de Diderot aux classiques du marxisme, ses sujets de lecture étaient les plus variés.
Sa sordide cellule, empuantie de suspectes émanations de gaz, il l’avait illuminée de quelques images fixées au mur: un portrait de Lénine, un médaillon représentant la silhouette de Staline, une photographie de Maurice Thorez au sourire éclatant, des dessins d’enfants réclamant sa libération, un beau poème autographe de Paul Eluard… Et quand Jacques parlait, sa verve légendaire, son esprit vif et bon nous touchaient davantage encore au milieu du silence hostile de la prison.
Mais notre plus profonde impression de cette période restera celle du premier interrogatoire par le juge Jacquinot. Le magistrat s’était, pour la circonstance, transporté à la prison même de la Santé. Cette décision insolite s’expliquait par la crainte de manifestations d’affection populaire au Palais. Dans une salle du quartier politique, deux tables étaient installées face à face, une pour le juge, l’autre pour Jacques Duclos. Ses avocats s’étaient placés derrière lui. Il commença par lire une vigoureuse protestation qu’on trouvera dans ce recueil et demanda avec insistance qu’elle soit jointe au dossier.
Après cela, commença l’interrogatoire. Non pas, comme on pourrait le croire, l’interrogatoire de Jacques Duclos, par le juge d’instruction, mais celui du juge par Jacques Duclos.
«Que me reprochez-vous? Voulez-vous me le dire? Le savez-vous vous-mème? Vous ètes incapable de m’indiquer les faits qui me sont reprochés?»
On imagine l’embarras du juge. Après plusieurs réponses évasives, il se borna à lire une formule tirée du Code pénal sans pouvoir indiquer aucun fait précis. Comme il était question dans ce texte de «complot» contre la sûreté de l’Etat, Jacques Duclos s’écria: «Vous y croyez à ce complot, Monsieur le juge? Je suis sùr que vous n’y croyez pas vous-même! Regardez-moi dans les yeux et osez dire que vous y croyez! Vous voyez bien que vous ne pouvez pas me regarder dans les yeux!»
Il continua: «Quelles preuves avez-vous contre moi, quelles preuves de cette invraisemblable accusation de complot?» Et c’est alors que le juge dut convenir: «Pour le moment, je n’ai rien», ce qui était l’aveu même de l’inexistence du fameux flagrant délit ayant servi de prétexte à l’arrestation. Celui qui, ignorant tout de cette affaire, aurait écouté la conversation à travers la porte, aurait pu pensar que la voix de Jacques Duclos était celle du juge et la voix du juge celle de l’accusé se défendant.
«Vous savez bien que j’ai déposé une plainte en forfaiture contre vous, continuait Jacques Duclos, et que si les choses vont bien pour moi, elles iront mal pour vous».
La deuxième entrevue avec le juge devait avoir lieu quelques jours plus tard. Elle était destinée à examiner le contenu de la serviette du secrétaire du Parti. Celui-ci fut transporté cette fois au Palais, mais à 8 heures du matin, à l’heure où il est désert. Deux autres juges assistaient à l’interrogatoire et cinq policiers entouraient Jacques Duclos. Cette fois encore, il lut une énergique protestation qu’on trouvera dans ce recueil, demandant l’annulation immédiate des poursuites et sa mise en liberté sur-le-champ.
C’est sur le refus opposé à cette dernière demande que la Chambre des mises en accusation fut saisie. Dans l’intervalle, l’état de santé de Jacques Duclos s’était aggravé. Le gouvernement, sous prétexte de le faire soigner, tenta à deux reprises de l’enlever de la Santé. On sait avec quelle intransigeante fermeté Jacques Duclos s’opposa à tout transfert. Ses avocats n’ont pu étre les témoins de ses protestations puisque, contrairement à tous les usages, on leur avait, à ces moments là, arbitrairement interdit l’accès de la prison.
Enfin, le mardi 1 juillet, peu après 8 heures du soir, la Chambre des mises en accusation, annulant la procédure, ordonnait la libération immédiate. Une heure après les lourdes portes de la Santé s’ouvraient. Jacques Duclos était libre! La nouvelle de cette extraordinaire victoire se répandait aussitôt dans toute la France et dans le monde entier. Elle était partout accueillie comme une grande victoire des peuples dans leur tutte pour la Paix et pour la Liberté.
Avant de quitter le quartier politique de la prison, Jacques Duclos avait donné l’accolade à celui qui avait été son compagnon pendant un mois, au courageux écrivain, lauréat du prix Staline, André Stil, promettant que tout serait entrepris pour le faire sortir de prison lui et tous les autres patriotes emprisonnés.
C’est en notre nom à tous que Jacques Duclos a pris ce solennel engagement. Nous n’y faillirons pas!
Matarasso, Léo
en: Ecrits de la prison, de Jacques Duclos, Editions sociales, Paris, 1952